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lundi 28 mars 2016

Une vie entière de Robert Seethaler


Andreas Egger a plus ou moins quatre ans lorsqu’il est adopté par le fermier Hubert Kranzstocker. Les yeux de l’enfant se tournent immédiatement vers les sommets enneigés des Alpes autrichiennes qui surplombent le petit village. Il est élevé à la baguette de coudrier : des coups pour du lait renversé, d’autres, plus forts, pour une vache qui s’est échappée. Toutes les occasions sont bonnes. Et puis, un jour, crac, son fémur est cassé. Un rebouteux s’en charge et remet tout en place, enfin presque. La jambe reste tordue. D' autres souvenirs de son enfance ? Une secousse de la montagne, la disparition d’une vieille aïeule morte étouffée la tête dans sa pâte à pain et la menace lancée au fermier : « Si tu me frappes, je te tue ! ». Après ces mots, il faut partir et trouver du travail…
C’est ainsi que commence une vie, la vie d’un homme qui n’a jamais quitté sa vallée sinon pour aller à la guerre, en Russie. Il a observé la modernité s’immiscer dans ce petit versant du monde : l’entreprise Bittermann & Fils abat des arbres afin d’installer des pylônes d’acier et de béton pour soutenir les téléphériques. « Tu boites… un gars qui boite ne nous intéresse pas. » assène sèchement le fondé de pouvoir de l’entreprise. « Dans la vallée peut-être. En montagne, je suis le seul qui marche droit. » Egger est embauché : il connaît parfaitement la montagne et n’a pas le vertige. Et pourtant, c’est dur l’hiver. Certains hommes tombent et meurent. Mais c’est la vie, c’est comme ça, pas la peine de se poser des questions. Il y en a bien un qui ose un peu râler : « C’est une saloperie, la mort. On diminue tout bêtement avec le temps. Il y en a pour qui ça va vite, d’autres qui font durer. De la naissance à la mort, tu perds un truc après l’autre : d’abord un orteil, puis un bras ; d’abord une dent, puis ta denture ; d’abord un souvenir, puis toute la mémoire et ainsi de suite jusqu’à  ce que t’aies plus rien. Alors ils balancent ce qui reste de toi dans un trou, un coup de pelle là-dessus et terminé. »
Et ça n’empêchera pas le pavot blanc de repousser la belle saison venue et les jeunes hirondelles de quitter leur nid.
La modernité, c’est aussi la radio qui annonce la guerre: en novembre 42, il faut partir, dans le Caucase. On ne sait pas où c’est mais il faut y aller. Et y rester huit ans. Huit années de gel, de faim, de douleur et de mort.
Et puis, il y a Marie, son unique Marie…
Une vie entière, tendue entre deux tiges, la naissance et la mort. « Il avait bâti une maison, dormi dans d’innombrables lits, dans des étables, sur des plates-formes et même quelques nuits, dans une caisse en bois russe. Il avait aimé. Il avait pressenti où l’amour pouvait mener. Il avait vu une poignée d’hommes se promener sur la lune. Il ne s’était jamais trouvé dans l’embarras de croire en Dieu, et la mort ne lui faisait pas peur. Il ne pouvait pas se rappeler d’où il venait, et en fin de compte ne savait pas où il irait. Mais à cet entre-temps qu’était sa vie, il repensait sans regret, avec un petit rire saccadé et un immense étonnement. »
Robert Seethaler signe ici un très beau texte, à la fois conte et poème, qui nous parle de la vie qui, bien qu’éphémère et souvent douloureuse, offre des moments de pure beauté : l’éclat blanc d’une lune dans un ciel nocturne, un pommier sauvage près d’un petit ruisseau, « un érable sycomore isolé, d’un jaune éclatant », les premiers flocons de neige, telles des fleurs portées par le vent, et l’amour, le chuchotement de l’être aimé qui confie des secrets que l’on comprend à peine mais dont on devine qu’ils sont porteurs d’avenir, « de quelque chose d’absolument merveilleux. »
Une vie entière, une simple vie, cabossée, dure comme du pain sec et fêlée parfois mais si pleine, si ronde…

 « Tellement de choses à raconter »…

samedi 26 mars 2016

Tout ce qu'on ne s'est jamais dit de Celeste Ng


« Lydia est morte mais ils ne le savent pas encore. »
Qui se cache derrière ce « ils » ? Les membres de la famille Lee : le père James d’origine asiatique, professeur d’histoire américaine à l’université de Middlewood, la mère Marilyn, femme au foyer contrariée, ayant dû renoncer à des études de médecine, le frère Nathan, passionné d’astronomie et inscrit à Harvard et Hannah, la petite sœur, si petite que personne ne la voit, surtout pas ses parents, obnubilés qu’ils sont par la réussite de leur fille aînée Lydia.
Tous les espoirs de ses parents reposent en effet sur les frêles épaules de la jeune fille : elle deviendra médecin et saura réussir là où sa mère a échoué. Dans sa chambre, les livres s’accumulent déjà : L’Atlas en couleurs de l’anatomie humaine, Les Pionnières de la science… Un stéthoscope est accroché à l’étagère. Ce sont les cadeaux qu’on lui a offerts et qu’elle a soigneusement rangés, sans omettre de remercier, avec le sourire, toujours le sourire… Elle saura ne pas souffrir de ses origines asiatiques et se fondre dans la masse, ressembler aux autres et surtout avoir des amis, ce que son père n’a jamais vraiment réussi à faire dans cette Amérique des années soixante-dix peu ouverte aux mariages mixtes et au métissage. Elle, elle saura.
Et puis, il y a ce frère qui veut absolument la protéger de ce maudit voisin, Jack, un sale gamin livré à lui-même et Hannah, la petite sœur qui voit tout, cachée sous la table ou dans un recoin de la pièce et qui analyse.
 Mais Lydia n’est plus là.
Et c’est en étudiant très finement chacun des membres de cette famille que l’on va tenter de s’approcher de la vérité : qui a tué Lydia ?
Ce roman interroge sur ce qui fait de chacun de nous ce qu’il est, ce qu’il est devenu, le chemin qu’il a suivi malgré les circonstances. Finalement, on se surprend à penser que la part de liberté dans une vie est peut-être somme toute assez limitée, qu’il faut faire avec, avec notre héritage génétique, social et donc culturel. Et un jour viendra où ce sera à notre tour de transmettre tout cela à nos enfants : quelles seront nos attentes vis-à-vis d’eux ?
Je repense à la dernière chronique que j’ai écrite sur Rouge de Carl Aderhold, très beau livre dans lequel le père, communiste, voulait que son fils devienne la mémoire de la famille. Lourd fardeau s’il en est…
Si nos enfants ont besoin de nous à leurs côtés, c’est pour que nous les aidions à trouver leur propre voie qui n’a peut-être rien à voir avec celle que nous avions imaginée pour eux. Et c’est par le dialogue qu’ils sauront nous convaincre qu’ils savent ce qu’ils aiment et ce qu’ils souhaitent. Si l’on sait les écouter…
Cette œuvre de Celeste Ng s’apparente davantage à un roman psychologique qu’à un roman policier, je le précise pour les lecteurs qui s’attendraient à une réelle enquête policière. En fait, on comprend très vite ce qui s’est passé et l’on ne se trompe pas. Le titre, pas forcément très heureux, en dit long sur la problématique qui nous renvoie à cette période difficile, fragile qu’est l’adolescence, période où tout est à construire, tout est en devenir et où, en tant que parents, il faut être là, présents, à l’écoute et, en même temps, capables de se mettre en retrait afin de leur laisser cet espace de liberté indispensable à leur épanouissement, en restant conscients du fait qu’ils ne sont pas là pour prolonger notre vie et faire ce que nous n’avons pas fait.

 Ils sont autres, ils sont eux. Et c’est tant mieux !  

dimanche 20 mars 2016

Rouge de Carl Aderhold


« Il voulait que je sois notre mémorialiste. »
Comme les souhaits des pères sont parfois lourds à porter pour les fils !
Ce récit -très certainement autobiographique- commence par la maison familiale que l’on vide après la mort du père, communiste, rouge, pur et dur. Le narrateur découvre des feuillets où son père a noté ce qu’il comptait retenir de la vie de son fils : son mariage, la naissance de ses petits-enfants ? Non, son adhésion à la CGT, son élection au comité d’entreprise…
 Une colère indescriptible gagne Carl qui n’a qu’un désir : tout détruire, tout effacer. A la benne les portraits de Marx, Lénine, les vieux Huma, les drapeaux rouges, les photos des soldats chiliens, de la sœur portant un foulard à l’effigie de Castro, du narrateur en Allemagne de l’Est ! « Rien ne doit survivre. »
Au risque de se sentir coupable…
« Je ne serais jamais un bon fils. L’oubli, le renoncement étaient la preuve que ce qui avait constitué mon enfance, l’endoctrinement, la croyance en l’absolue vérité des causes que je devais défendre, les réprimandes à la moindre déviation et ma culpabilité de n’être jamais assez communiste, pouvait s’effacer, disparaître, sans que la vie s’arrête ni même que cela en modifie le cours. Une désertion, voilà ce que j’éprouvais. Une désertion. »
Parlons du père : « Son communisme était charnel, instinctif. Il l’était comme d’autres sont Juifs, Pieds-noirs ou Corses. Avec emphase et totalement. » Il ne supporta ni la chute du mur de Berlin, ni la Révolution de velours, ni  l’exécution des Ceausescu : le monde auquel il avait cru s’effondrait.
 Je ne peux m’empêcher de penser au film de Wolfgang Becker Good Bye Lenin ! (2003) dans lequel Alex veut absolument sauver sa mère, militante communiste de RDA, dévouée corps et âme, plongée dans le coma et qui se réveillera l’été 1990, alors que le Mur est tombé. Un choc émotionnel et c’est la mort. Alors, le fils trouvera mille subterfuges pour protéger sa mère : reconstituer l’intérieur d’un appartement de l’Est, retrouver des vieilles boîtes de conserves… C’est exactement ce dont aurait eu besoin Pierre, le père de Carl…
Pierre impose le communisme à sa famille. Son fils s’appellera Karl, francisé en Carl par l’employé de mairie. L’enfant grandit avec les portraits de Marx et de Lénine, persuadé que ce sont de lointains aïeux. Ils vivent de peu et donnent à ceux qui ont besoin. Acteur, le père trouve quelques rôles par-ci, par-là.
Carl offre des dessins de Communards sur une barricade pour la fête des pères et suit ses parents aux manifs du dimanche. On marche pour la paix, contre la guerre du Vietnam en criant « Nixon assassin ! ». Bien sûr, on ne rate pas la fête de l’Huma. Carl apprend « la géographie par les insurrections et les guérillas. » A table, on écoute les informations. Si elles sont mauvaises, les assiettes volent, heureusement la météo marine est un havre de paix… « J’ai eu peur toute mon enfance » avoue le narrateur. Tout était menace : « la bombe, les capitalistes, de Gaulle, le voisin raciste » et le père, qui boit et se bat. Heureusement, parfois, il part en tournée.
Les films de de Funès sont interdits, trop réacs, de même que « la lecture de Tintin, trop raciste, de Lucky Luke, trop américain, d’Astérix, trop gaulliste. » Les héros de l’enfant seront Guy Môquet, Manouchian, Gagarine, Brecht.
Le coca est interdit et les livres d’histoire préférés au Monopoly et à tous les autres jeux d’ailleurs. On n’est pas là pour rire. Jusqu’à ce qu’un oncle s’aventure à en offrir un. Scène mémorable. Le père se met à jouer et triche : il vole de l’argent à la banque. Carl a honte pour lui : où sont passées les belles valeurs qu’il a inculquées à ses enfants ? A force de tricher, il gagne et lance à son fils ahuri : « Tu viens de comprendre ce qu’est vraiment le capitalisme. Tâche de ne pas l’oublier. » Rude leçon.
Plus tard, Carl se sauvera par l’écriture, seul moyen d’échapper un peu à tout cela, d’alléger un peu le poids du fardeau…
Ce très beau texte de Carl Aderhold s’interroge sur « les destinées des fils qui se chargent des rêves des pères. », cette transmission qui doit s’accomplir au risque de décevoir le géniteur, cette mémoire qui ne doit rien omettre de l’histoire familiale.
Jusqu’à la chute parce que le poids du passé est trop lourd et que faire un pas en avant est devenu impossible.
Quel héritage léguer à nos enfants ? Peut-on les aimer et leur transmettre nos valeurs sans pour autant peser sur leur vie ?

Des pages superbes, émouvantes et drôles, qui nous disent de ne pas trop charger leurs  valises si l’on veut qu’ils puissent encore avancer…

mercredi 16 mars 2016

Veracruz d' Olivier Rolin.


Assis au bar El Ideal, calle Morelos, Veracruz, le narrateur attend.
Elle ne viendra pas. Et il le sait.
Il s’était rendu au Mexique pour une conférence sur Proust. C’est à la fin d’une soirée tequila qu’il vit apparaître « le feu follet, la gueule d’amour ». Autrement dit, la passion. « C’était un amour-faucon. Surprise et rapidité…étaient sa loi. » Sa disparition brutale sans autre forme de sevrage laisse un homme perdu, hébété, cherchant un sens à tout cela, observant « les cercles que décrivaient les vautours, leur vitesse, leur rayon, la façon dont ils se croisaient, s’enchaînaient l’un à l’autre ». Afin de comprendre. Mais, les signes ont-ils un sens ?
Un jour, alors que le temps commençait à s’étirer et l’homme à se fondre dans l’alcool, il reçoit, par la poste, quatre récits. Qui les envoie ? Elle ? Peut-être un signe ?
Trois hommes et une femme pensent et s’observent en silence. A travers leur monologue, nous entrons dans l’univers de la tragédie.
A moins que, sans y prendre garde, nous y ayons déjà mis les pieds. Avant, je veux dire, dès le début.
Le temps se resserre brutalement dans cette pièce étouffante. L’action tendue vers un seul but semble soudain figée. 
Deux mots transpirent : amour et mort.
On entend au loin un ouragan qui se prépare, à moins qu’il soit déjà passé. On ne sait plus s’il est dehors ou s’il est là, rampant discrètement vers sa proie.
La femme retient à peine un désir insondable de vengeance : « Me farder moi de leur sang, y tremper mes mains, mes mains si fines, aux doigts qui se recourbent comme des arcs, comme des dards de scorpions, me maquiller d’écarlate, me parer de leur vie finie, me souiller de leur mort- m’ont-ils assez souillée. »
Qui est cette Erinye, ivre de sang et de fureur, cette « dévastation qui approche. » ? Quelle souffrance a-t-elle endurée, muette de douleur, pour cracher un tel venin de haine ? Est-ce cette femme qu’il a aimée ? Se peut-il que ce soit ses mots ? 
Les hommes la regardent, ivres de violence et d’envie. Ils la désirent infiniment, et se taisent. Qui sont-ils ? Quel crime innommable ont-ils commis pour susciter une telle fureur destructrice ? 
La tension dévore ce huis-clos étouffant. On sent l’imminence de la catastrophe. Elle est là, pèse de tout son poids. Impossible d’y échapper.
La tragédie, vous dis-je…
Le texte est d’une beauté époustouflante. Pour ma part, je l’ai lu et relu. C’est nécessaire. Il est court et dense. On ne s’en lasse pas.
Et puis, il cache quelque chose, un message, peut-être le sens de cette passion : vient-elle se loger dans un « ordre des choses », est-elle une réalité qui s’est peu à peu, avec le temps, parée de fiction, une étoile filante venant d’ailleurs et n’allant nulle part ? Une rencontre dénuée de sens et qu’il est vain de chercher à comprendre, laissant le narrateur seul avec ses questions, terriblement conscient qu’ « il n’y aura jamais de paix. ». « Nous voulons toujours que tout ait un sens…. Nous nous épuisons à ce rêve de maîtrise au lieu de vivre tout simplement… Le monde se joue aux dés à chaque instant. Il est un kaléidoscope dont les éclats colorés se recomposent pour former de nouvelles figures. »
La littérature tente alors de lui donner un ordre. Elle écrit le monde, le recompose, l’ordonne, essaie de le traduire avec des mots. Mais après coup et donc trop tard.
« Ce que nous appelons le monde n’existe que comme une fable », les récits sont des mensonges qui proposent un sens et nous rassurent peut-être.
Mais au fond, nous ne sommes pas dupes.
On sait, sans le dire, que le moment merveilleux est passé et a disparu.

A jamais.

dimanche 13 mars 2016

Rien où poser sa tête de Françoise Frenkel


Je viens de faire une rencontre inoubliable dont j’ai encore du mal à parler parce que le livre s’est  refermé et je sais que je n’entendrai plus sa voix…
Elle s’appelle Françoise Frenkel.
Son livre, publié en Suisse en 1945, a été retrouvé par hasard dans un entrepôt Emmaüs de Nice. Quelques lecteurs ont compris qu’ils avaient en main un témoignage essentiel, la voix d’une femme qui a réussi à échapper à un destin tragique pendant l’Occupation. Il est enfin réédité chez Gallimard dans la collection « L’Arbalète ».
Née à Piotrkow en Pologne en 1889, elle part à Paris pour suivre des études de lettres à la Sorbonne. Elle aime marcher le long des quais et dénicher, chez les bouquinistes, un livre ancien. En 1919, elle fait un stage chez un libraire, rue Gay-Lussac, où elle apprend à connaître « les clients du livre ». Sa vocation est née : elle sera libraire. Il reste à trouver le lieu. En Pologne ? Les librairies françaises y sont nombreuses…
Lors d’un séjour à Berlin, alors qu’elle flâne dans les rues, elle prend conscience qu’il n’y a pas de livres français dans cette grande capitale universitaire. Encouragée par des proches, elle se lance dans l’aventure et en 1921, elle fonde la première librairie française de Berlin : « La Maison du livre ». Professeurs, étudiants, ambassadeurs, poètes, auteurs et amoureux des livres en tous genres affluent dans ce lieu unique, recherchant, je l’imagine, quelque ouvrage convoité mais certainement aussi la présence de Françoise.
La librairie devient vite un lieu d’échanges intellectuels : on y rencontre Colette, Gide, Maurois, on y suit des conférences, on y écoute de la musique et l’on y voit des pièces de théâtre. Elle devient lieu de vie, comme l’avait rêvé Françoise. Lieu de liberté.
 Mais à partir de 1935, tout se complique : des volumes sont emportés par la police, il faut cacher les journaux. Les convocations et les contrôles se multiplient. Françoise est juive. Sa librairie manque d’être brûlée. Il faut partir et tout abandonner.
Je ne peux évoquer qu’avec une immense émotion les pages où Françoise décrit avec une très grande retenue son départ de la librairie, son adieu à ses livres qu’elle ne reverra jamais. Elle a veillé toute la nuit et au matin, elle entend « une mélodie infiniment délicate » : « C’était la voix des poètes, leur consolation fraternelle à sa grande détresse. Ils avaient entendu l’appel de leur amie et faisaient leurs adieux à la pauvre libraire dépossédée de son royaume. »
 Elle n’a pas le choix : on est en 1939.
Puis, c’est la fuite : Paris, Avignon, Vichy, Nice. Plus les mois passent, plus les tensions sont vives. L’étau se resserre, les rafles se multiplient. Magnifique passage où la narratrice est face à la mer. Impossible d’aller plus loin…
On doit ruser pour tout : se loger, se nourrir, essayer de fuir… Les soucis quotidiens se multiplient : il faut faire la queue à la préfecture pendant des heures pour un visa, un permis de séjour, un sauf-conduit. Françoise veut rejoindre la Suisse où des amis l’attendent. Si elle se fait arrêter, elle le sait, c’est la déportation et la mort.
Or, malgré ce cauchemar quotidien, la souffrance et la peur, Françoise évoque ces gens généreux qui l’ont accueillie au péril de leur vie, qui ont su trouver les mots pour la soulager, une pièce pour la loger, un lieu sûr où la cacher. Je pense à cette jeune fille qui, honteuse du comportement de sa mère, tient à serrer Françoise dans ses bras avant qu’elle ne reparte, à Monsieur Marius et sa femme, coiffeurs, qui ont toujours été là pour elle, au soldat italien qui l’attrape à la frontière et la reconduit au car sans la dénoncer : « L’on pourrait écrire un volume sur le courage, la générosité et l’intrépidité de ces familles qui, au péril de leur vie, apportaient leur aide aux fugitifs dans tous les départements et même en France occupée. » Car, ce qui émane de ce livre, c’est cette voix qui dit son amour pour la France, pour ceux qui ont eu le courage et la générosité d’accomplir ce que leur conscience leur dictait et ils ont été nombreux.
C’est un texte sobre, d’une justesse de ton et d’une retenue admirables. Pas de cri, pas de haine. De la gratitude et de l’amour pour ceux qui lui ont donné de quoi poser sa tête. Et pour les autres, à peine une remarque ironique. Le livre d’une femme qui aime la vie et qui croit en l’homme.

Sa voix manquait à l’Histoire. On ne l’oubliera pas.

mercredi 9 mars 2016

Trois jours avec Norman Jail d' Eric Fottorino


Clara, vingt-trois ans, étudiante en lettres, prépare un mémoire. Elle a obtenu un rendez-vous avec Norman Jail, un vieil homme qui n’a publié qu’un livre alors qu’il avait vingt et un ans et qui ensuite a passé toute sa vie à écrire sans jamais rien envoyer à un éditeur. Clara est intriguée par cet homme qui reçoit peu. Elle a préparé ses questions sur les affres de la création littéraire et les pose une à une, écoutant religieusement les réponses du grand homme. Et lui, il parle, parle, (s’écoute parler ?), revient sur ses mots, se contredit, se corrige, a le sens de la formule et le goût des jeux de mots. Il a été « employé aux écritures » dans une grande compagnie maritime. Comme il le précise : il n’a fait qu’écrire mais « cela n’a jamais été son métier ». Pourtant, il a écrit un chef-d’œuvre, mais on le lui a volé. Alors qu’il était jeune, une femme est partie avec Les foulures lentes sous le bras, livre dans lequel, selon lui, il avait « atteint une sorte de perfection ». Finalement, toute sa vie, il a été à la recherche de ce livre disparu, rédigeant des centaines de carnets sans jamais les montrer et accumulant les versions du chapitre un sans être capable de passer au second.
Seule Dahlia, une chatte noire, semble pouvoir approcher l’écrivain, qui- égoïsme ou don de soi ?- fait passer l’écriture avant tout.
Clara relance la conversation : un écrivain n’est-il pas forcément déçu par ce qu’il écrit ? Un roman est beau tant qu’il n’est pas écrit, précise Norman mais, dès que l’on veut coucher les mots sur le papier, ils deviennent « clopin-clopant, déjà usés, lessivés, fatigués, jamais là où il faudrait quand il faudrait. La vie est dure avec les mots. » Le romancier avoue : « J’ai épousé l’écriture, on s’est beaucoup trompés. »
La jeune femme s’entête, elle veut percer le mystère de cette écriture : d’où lui vient cette force, ce besoin impérieux, intime, de noircir des feuillets ? Il faut remonter à l’enfance : « J’écris les mots qu’on ne m’a pas dits. Je me raconte les histoires qu’on ne m’a pas racontées. » L’écriture remplit un vide, un creux, un trou. Elle compense l’absence, elle est père et mère : « Je nais de mon encre. » L’entretien se poursuit alors autour d’un repas et d’une balade en bord de mer. Il revient alors sur cette écriture née d’un manque, d’une souffrance : « J’ai rempli des pages avec mes mots parce que la vie ne me remplissait pas ».
Que cache cet homme qui souffre et qui murmure : « Je ne suis pas certain d’aimer écrire ; comme je ne suis pas certain d’aimer respirer. » ? Dans l’un et l’autre cas, il n’a pas le choix. Il faut. Ecrire, explique-t-il, ce n’est pas que souffrir, c’est surtout être souffrant : « L’écriture vient du désastre…Le bonheur se passe de mots. »
Clara va-t-elle percer le mystère de cet homme qu’elle interroge, qui semble se prêter au jeu, qui la regarde d’un air étrange parfois ? Dans quelle prison celui qui s’est inventé un nom - jail - s’est-il enfermé ? Pourquoi cet ours solitaire au cœur lourd lui a-t-il ouvert sa porte ? A elle, Clara, celle qui l’écoute, le regarde, baisse les yeux parfois. Dit-il la vérité ? A-t-elle conscience d’écouter des mensonges ou le pense-t-elle sincère mais jusqu’où ? Réinvente-t-il l’histoire, son histoire et celle des autres ?
J’ai beaucoup aimé ce livre d’Eric Fottorino, à la fois essai sur la création littéraire, roman à suspense et poème qui nous tient en haleine jusqu’au bout, au cœur des êtres et de leurs secrets.
Un très beau texte, sensible, mélancolique, qui dit la passion des mots et les tourments qu’ils infligent, qui laisse entendre la voix de l’homme qui tente de se réécrire et qui pour cela crie, celui qui s’est rendu compte un jour : « que le mot écrire contenait toutes les lettres du mot crier et qui conclut que « sa vie a été un cri parfait. »

Un crime parfait ? Non, un cri parfait…

samedi 5 mars 2016

Appartenir de Séverine Werba


Je crois que c’est le titre qui a retenu mon attention : Appartenir. Appartient-on à quelque chose, à quelqu’un ? J’avais besoin d’ouvrir ce livre pour compléter ce titre qui me faisait signe. Bien m’en a pris : j’ai immédiatement été happée par les paroles de la narratrice, Séverine Werba. Il s’agit, en effet d’un texte autobiographique, dans lequel il est question d’une quête vitale, viscérale, absolue : celle des origines.
Séverine a connu son grand-père, Boris, qui habitait un vaste appartement, au 30 rue de Léningrad, surchargé de meubles et de bibelots passés d’âge, de vieux journaux.
Dans le souvenir de la narratrice, Boris est là, devant sa télé, ne parle pas de son passé, sort quelquefois acheter du pain au cumin, du hareng et des concombres au sel. Il est sans doute né comme cela, cet homme qui ne raconte rien. Le silence pèse, une tristesse est là, on la sent, on ne met pas de mots dessus, pas encore, cela viendra plus tard.
Boris est mort, Séverine a trente ans, elle est mariée, a deux enfants. Ça va ? Non, ça ne va pas. Elle ne peut plus avancer, mettre un pied devant l’autre, comme si, à chaque pas, le sol se dérobait.
C’est parfois dur de mettre des mots sur ses maux.
 Et pourtant, des images affleurent, remontent à la surface : « Au début, je n’y ai pas vraiment prêté attention. On ne prête pas attention aux souvenirs. » Et puis, le questionnement prend forme : qui était Boris, qui était ce grand-père qu’elle avait côtoyé sans jamais lui poser de questions, avait-il des frères, des sœurs, qu’avait-il vécu ? La narratrice reste muette : il est mort. C’est trop tard. Même les livres en russe et en yiddish qu’il avait laissés, elle les a balancés. Pour faire de la place. Mais on n’avance pas sur du vide…
Alors, Séverine entame une longue quête de ce passé qu’elle ne connaît pas ou si peu, vers ce grand-père, juif russe, né à Torczy en Ukraine : elle commence par des cours sur le judaïsme, une initiation aux rites à la synagogue mais ça ne marche pas « Rendre tout cela naturel est une illusion. » Alors, une recherche commence par l’ouverture de la boîte en carton contenant quelques photos, deux trois papiers et la prise de conscience soudaine, brutale, s’impose : «  Boris avait des frères, des sœurs, un père et une mère et je comprends que je les cherche depuis toujours ».
La quête s’accélère : les archives, les listes, les registres, les photos que l’on scrute, les hypothèses, les dates que l’on confronte, les lieux que l’on arpente : pour tenter de leur rendre leur histoire, qu’ils ne soient pas purement et simplement effacés par l’Histoire, la monstrueuse, l’innommable, l’insoutenable, celle que l’on préférerait oublier mais ce serait les oublier eux aussi et il ne faut pas.
 Il faut se souvenir de chacun d’eux. De tous. De la petite Lena Dymetman, la nièce de Boris, qui après l’horreur absolue du Vél’d’Hiv est déportée en 1942, avec sa mère Rosa, à Pithivier, Drancy puis à Auschwitz où elle est gazée dès son arrivée. Elle a deux ans.
Si la narratrice ne parle pas de Léna, alors, la petite fille disparaîtra à jamais. Mais comment parler de quelqu’un que l’on ne connaît pas ? « J’essaie d’étirer au maximum, mais je me heurte au néant. » Se taire, c’est leur infliger une seconde mort, définitive, complète, absolue. Il faut lutter et dire. Pour eux.
« Je témoigne d’un non-témoignage, je témoigne d’un silence, d’un trou laissé par la souffrance. Je témoigne d’une amputation. Je n’ai rien vu de mes yeux, je n’ai pas de souvenirs, je n’ai pas  connu ceux qui sont morts et pourtant ils m’implorent. »
Alors, pour trouver des mots capables de parler de ceux qu’elle n’a pas connus et qui n’ont pas vécu, elle part en Ukraine à Torczyn et à Loutsk où elle découvrira l’histoire terrible d’un massacre de plus d’un million et demi d’êtres humains « entre 1941 et 1944 sur le front de l’Est par les hommes du Reich et leurs complices locaux en Pologne, en Union soviétique et dans les pays baltes. »
Les mots de Séverine Werba sont justes, disent ce qui s’est passé, ne cherchent pas à nous faire pleurer. Ils veulent être le vecteur de la vérité, des faits, des actes, de ce qui a eu lieu car il faut savoir ne pas détourner la tête, être capable de regarder en face. Les membres de sa famille sont nommés ainsi que les voisins, les amis, les dates et les lieux précisés un à un car ils témoignent de leur vie.
A Torczyn, la narratrice marche sur leurs pas, regarde les lieux qu’ils ont vus, le Styr où son grand-père faisait du patin à glace, sent l’air qu’ils ont respiré, empli de l’odeur des pommiers et des dahlias. Elle les sent là, à côté, présents.

 C’est un texte magnifique, très sensible, qui nous dit que nous avons besoin de notre passé pour nous construire, pour savoir qui nous sommes, afin de  trouver notre place, notre identité, pour exister…

mercredi 2 mars 2016

En finir avec Eddy Bellegueule et Histoire de la violence d'Edouard Louis

              
J’ai lu les deux d’un coup et suis restée sans voix.
La violence pure, la haine sans mélange m’ont stupéfiée.
Dans cette famille pauvre du Nord de la France, dans ce village où les fins de mois sont difficiles et où l’on boit pour oublier, la violence est omniprésente. Ce que l’on voit est laid, ce que l’on respire donne la nausée, ce que l’on avale engendre des haut-le-cœur, ce que l’on entend n’est qu’injures et cris.
Eddy Bellegueule, le narrateur, va tout d’abord essayer de se fondre dans cet univers qui l’agresse : il essaie de jouer les gros durs, de boire de la bière, de prendre une copine… mais  rien n’y fait. C’est un tendre qui n’aime ni la bière ni les filles. Alors, il faut fuir. « La fuite est souvent associée à la lâcheté, alors qu’elle est éminemment courageuse. Rompre c’est se réinventer. » dira Edouard Louis, l’auteur, qui a changé de nom, de dents, de corps et de langue.
Seule l’école lui permettra de s’extirper de ce monde qui le rejette et dont il ne veut plus.
Mais peut-on en finir avec Eddy Bellegueule ? Ce n’est pas si simple…
Dans Histoire de la violence, ce sont les mots de la sœur aînée qui diront l’indicible : le vol, le viol, la tentative d’homicide, comme si seule la langue de l’enfance pouvait exprimer la violence subie. Il corrige les propos de sa sœur mais c’est elle qui parle, qui raconte à son mari ce que son frère a vécu cette nuit de Noël 2012, alors qu’il rentrait chez lui, la rencontre avec un jeune kabyle qui l’approche, le séduit. « Aimer une respiration, il faut le faire quand même. » s’indignera sa sœur. Et puis, les événements s’enchaînent très vite jusqu’au point limite, jusqu’au paroxysme de la violence. Mais le narrateur ne peut supporter d’entendre les  policiers, ses amis, sa soeur prendre possession de son histoire : il sait que « le langage ment » et ne comprend pas comment son récit peut « ne plus lui appartenir », il se retrouve soudain « exclu de sa propre histoire. » Et ce qu’il dit se transforme en des propos racistes et violents vis-à-vis de son agresseur. N’avait-t-il pas subi de violences ce garçon dont le père avait quitté le pays pour vivre en foyer, lui qui n’avait pas su saisir la perche que lui tendait l’école pour s’en sortir ? Qui Edouard Louis avait-il eu en face de lui cette nuit-là sinon un double de lui-même, de ce qu’il aurait pu être lui aussi à peu de chose près. Alors, il ne supporte pas les mots des autres sur celui qui a failli le tuer, victime, lui aussi, finalement : « je ne pouvais pas entendre quelqu’un insulter Réda, j’ai eu envie de protéger Réda… »
Le narrateur se méfie des mots, lui qui oscille entre « deux langues ennemies, deux cultures ». Quelle est celle qui dit le vrai, ce qu’il est ? La langue des déshérités, de ceux qui sont dépossédés du langage ou bien celle de l’institution, de la classe dominante ? Comment peut-on vivre au sein de cette dualité ? Etre à la fois Eddy Bellegueule et Edouard Louis ?
Et pourtant, il faut dire, parler pour « s’arracher à son histoire » au risque de rouvrir la plaie à peine refermée, chaque mot prononcé étant une torture mais aussi une voie vers la vérité, « une nouvelle percée » vers la vie de celui qui, épuisé de douleurs, plié en deux sous le fardeau de la souffrance, est forcé de dire, lui qui aurait aimé se taire.
Les paroles de Imre Kertész viennent conclure : « … en écrivant, je cherchais la souffrance la plus aiguë possible, à la limite de l’insupportable, vraisemblablement parce que la souffrance est la vérité, quant à savoir ce qu’est la vérité, écrivis-je, la réponse est simple : la vérité est ce qui me consume, écrivis-je. »

 Dire, écrire, souffrir pour s’exhumer et renaître, si c’est possible…