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samedi 30 avril 2016

J'enquête de Joël Egloff


Depuis que j’écris des chroniques, je lis un crayon à la main, laisse des notes dans les marges, des post-it à droite à gauche et je souligne des phrases ou des passages entiers.
Eh bien pour ce livre, vous ne me croirez peut-être pas mais je n’ai rien souligné, rien de rien. Qu’est-ce à dire… que le roman est mauvais, que je me suis ennuyée ?
 PAS DU TOUT, mais alors, PAS DU TOUT ! J’avais même hâte de retrouver mon livre pour savoir où tout cela allait nous mener. Tout cela ?
Un ancien gardien de square, reconverti depuis peu en détective privé, est appelé par un prêtre, le père Steiger, et un sacristain, Beck, parce que, dans la nuit de Noël, l’enfant Jésus de la crèche a été volé, pardon « enlevé » corrige le prêtre. Notre privé s’installe à l’hôtel, espère chaque jour l’avance qu’on lui a promise, s’achète des bottines fourrées parce qu’il neige et que ses chaussures prennent l’eau, appelle deux trois fois sa femme, mange au Snack Kébab Izmir du coin et note régulièrement deux trois bricoles insignifiantes sur son carnet : des indices, une bouloche de laine bleue qu’il a retrouvée dans la crèche et des noms d’éventuels suspects. Et l’on avance gentiment comme ça sans qu’il ne se passe rien. Notre privé a beau observer les allées et venues des uns et des autres, échanger avec la coiffeuse et les clients du café. Rien. L’enquête ne progresse pas. Et pourtant, il continue de noter des choses dans son carnet, des gribouillis qui deviennent illisibles (peut-être que l’achat d’un stylo rouge lui permettrait de mettre un peu d’ordre dans tout ça, pense-t-il) et il rassure le prêtre et le sacristain : « oui, ça avance, ça avance… ».   
Il est vrai que son quotidien n’est pas simple : entre le peintre qu’il retrouve régulièrement dans sa chambre en plein travail, les morceaux de mortadelle qu’il découvre dans son lit, la fenêtre qui ne s’ouvre pas, le radiateur qui siffle, les voisins un peu bruyants et la neige qui n’en finit pas de tomber… et puis sa femme qui a quelques ennuis avec la chaudière et la voiture…
 Les situations sont drôles, absurdes. Cela fait un peu anti-roman policier. Mais en même temps, le suspense est là, à chaque page. Finalement, on se demande si l’œuvre n’aurait pas un caractère un peu philosophique… si, si !

 Je ne veux pas trop en dire sinon que j’ai beaucoup aimé ce livre, véritable Madame Bovary de la littérature policière : écrire sur rien, disait Flaubert, oui, c’est un peu ça. Et l’on en redemande ! Je ne connais pas les autres romans de Joël Egloff mais s’ils sont de la même veine, je prends !                       

dimanche 24 avril 2016

Voyage d'une Parisienne à Lhassa d' Alexandra David-Néel

             

Connaissez-vous Alexandra David-Néel ? Une femme incroyable, passionnée par l’Asie, qui en 1911 à quarante-trois ans décide de partir pour dix-huit mois en Inde, pays qu’elle avait déjà visité à deux reprises, afin d’étudier les grands textes bouddhistes. Finalement, elle restera en Asie quatorze ans ! Elle se rend à Ceylan, Madras, Adyar, Calcutta puis à Darjeeling dans les contreforts de l’Himalaya. Elle rencontre, en avril 1912, le XIIIe dalaï-lama, Thubten Gyatso. De 1914 à 1916, elle vivra au Sikkim, petit état himalayen, C’est là que le prince Sidkéong Tulku Namgyal, fils du souverain du royaume, lui présentera Aphur Yonden, jeune lama, moine érudit, qui deviendra son fils adoptif. Il est âgé alors de quatorze ans et passe pour être la réincarnation d’un chef tibétain. Pour la suivre, il abandonne sa famille.
 Ils se rendent ensemble au village de Lachen où ils  resteront deux ans dans un monastère perché à quatre mille mètres d’altitude en compagnie d’un maître Lachen Gomchen Rinpoché qui leur transmettra son enseignement : elle se perfectionnera en tibétain, traduira des textes sacrés et approfondira sa connaissance du bouddhisme, religion qu’elle pratique depuis longtemps. Elle fera des retraites solitaires et s’initiera à la technique du toumo qui consiste à mobiliser son énergie pour produire de la chaleur.
De là, elle tentera de franchir la frontière du Tibet mais sera expulsée en 1916 par un représentant du gouvernement britannique. Elle ne veut pas rentrer dans une Europe en guerre et continue son périple en Asie : Japon, Corée, Chine puis elle s’installera trois ans au monastère de Kumbum de 1918 à 1921 : elle vient d’avoir cinquante ans.
Son but ? Atteindre Lhassa au Tibet, ville qu’aucun explorateur n’a, à cette époque, réussi à atteindre. Le problème ? L’accès du Tibet est strictement interdit aux étrangers, sous peine de mort. Qu’à cela ne tienne, l’exploratrice tentera cinq fois l’aventure, et échouera entre autres à cause d’un appareil photo qu’elle avait emporté et que l’on découvrira sur elle.
Mais en octobre 1923, elle repart pour « le pays des neiges ». Cette fois, elle décide de se déguiser en mendiante et n’emporte que le strict nécessaire : un peu d’argent, des cartes, un thermomètre, des boussoles, des montres, une toile pour se protéger la nuit, deux revolvers, deux tasses qu’ils cachent sous leurs vêtements. Elle souhaite se fondre parmi les ardjopas, des moines voyageant à pied et visitant les lieux sacrés du Tibet, et se fait passer pour la mère du jeune lama. Elle se teint les cheveux avec de l’encre et du cacao, y ajoute des crins de yack, étale de la braise sur son visage… Elle arrivera à Lhassa dans la cité du Potala en mai 1924, huit mois après, ayant parcouru plus de mille kilomètres à travers des montagnes dont les cols dépassent les sept mille mètres d’altitude, à l’est du Tibet et avec comme seuls vêtements ceux qu’elle porte sur elle ! « Lha gyalo ! Les dieux ont triomphé ! »
 Son récit est absolument incroyable et montre sa volonté inébranlable de parvenir à son but malgré une multitude de risques : mourir de froid, de faim, de soif, d’épuisement, se faire assassiner, dévorer par les bêtes sauvages ou les brigands cannibales. Franchement, on lit ce livre comme un vrai roman d’aventures : on se demande à chaque page comment ils vont se sortir de situations extrêmement périlleuses ! La région est quasi inexplorée, les cartes très approximatives. Ils marchent souvent de nuit pour ne pas se faire arrêter, craignant les pönpos, hauts fonctionnaires contrôlant les frontières. Ils ne doivent surtout pas être repérés comme philings, des étrangers ! Leur nourriture ? Du thé au beurre de yack, de la tsampa (farine d’orge), de la viande séchée et des rognures de cuir provenant de semelles de chaussures quand il n’y a plus rien ! Elle se conduit comme les Tibétains : se mouche avec ses doigts, fait du feu avec des bouses de yack. Régulièrement, Aphur doit, en tant que prophète, dire l’avenir, « consulter le sort » : « il connaît l’art des « mos » (pratiques divinatoires) » et cela donne lieu à des scènes très drôles car ce jeune lama est plein de bon sens. Grâce à cela, ils se sortiront de situations bien difficiles ! Elle connaît l’art d’accroître la chaleur du corps, ce qui lui rend parfois service ! Alors qu’ils sont perdus en pleine montagne et qu’ils risquent de mourir de froid, Alexandra écrit : « je demeurai assise, immobile, savourant les délices de mon isolement dans le calme parfait, le silence absolu de cette étrange contrée blanche : l’esprit détaché de tout, plongée dans une sérénité indicible. » Comme elle le dit, de façon très zen, « en toutes circonstances, lorsqu’on a agi du mieux que l’on peut, se faire du souci est inutile. » C’est noté et on essaiera d’y penser !
Franchement, laissez-vous conduire sur les chemins de Lhassa, au cœur du Tibet interdit… Le dépaysement est garanti !

Pour compléter votre lecture, deux bandes-dessinées viennent de sortir : chez Glénat, dans la collection Explora, de C. Clot pour la conception, C. Perrissin pour le scénario, B. Pavlovic pour les dessins et A. Boucq pour les couleurs, un très bel album qui commence par la fin : l’arrivée en mai 1924 de l’exploratrice à Gyantsé où elle est introduite auprès de David Macdonald, agent officiel de l’empire britannique, qui n’en revient pas qu’une femme ait pu faire un si long périple. S’en suit un long retour en arrière où on la découvre quittant son mari pour quelques mois, pensent-ils. On assistera à l’échange avec le dalaï-lama, la retraite dans l’ermitage du Haut-Sikkim, la rencontre avec Aphur, le départ manqué en 1916 où elle est arrêtée au poste frontière du Haut-Sikkim, on la surprendra dans sa vie quotidienne au monastère de Kumbum pendant trois ans où elle se repose, fait de petites randonnées et s’adonne à des exercices de traduction de la prajna paramita, « la suprême sagesse », texte écrit au IIe siècle, comprenant cent mille versets, puis au vrai départ. Les dessins sont vraiment magnifiques et l’on est littéralement transporté dans ces contrées lointaines. Un dossier historique très précis et des photos extraordinaires complètent  tout ce que la BD nous a appris sur le fabuleux périple de l’aventurière. Un bémol peut-être : pourquoi ne pas avoir repris les traits physiques si particuliers d’Alexandra David-Néel ? Un très beau travail tout de même et un grand plaisir de lecture !

Une autre BD, chez Grand Angle, de F. Capoy (scénario et dessins) et M. Blanchot (couleurs) : Une vie avec Alexandra David-Néel . La vie de qui ? Celle de Marie-Madeleine Peyronnet qui entra en 1959 au service de l’exploratrice alors âgée de quatre-vingt dix ans. Imaginez l’étonnement, que dis-je, la stupéfaction de la jeune femme lorsqu’elle découvre « Samten Dzong » (« Forteresse de la méditation » en tibétain !), maison de l’aventurière à Dignes-les-Bains. Les dessins en noir et blanc évoquent la vie quotidienne à Samten Dzong et les cases en couleur renvoient aux expéditions tibétaines. Les relations entre la jeune femme et la vieille dame sont tendres, parfois tendues, pleines de complicité, d’humour et d’humanité. C’est étonnant de découvrir ces deux univers qui se rencontrent, si éloignés l’un de l’autre et qui pourtant seront extrêmement liés ! J’attends avec impatience le deuxième volume !


                       

mercredi 20 avril 2016

Le grand marin de Catherine Poulain


Quel grand livre que ce Grand marin ! C’est une œuvre essentielle qui vous transporte réellement, qui vous parle des hommes, du sens de la vie, de la mort, de notre rapport au monde, à l’univers… Bref, UN GRAND !
Elle, c’est Lili et elle part, elle quitte Manosque-les-Couteaux. Cela ressemble à une fuite. On n’en saura pas plus.
Elle va pêcher en Alaska ! La bonne blague, lui dit-on, toi, petit bout de femme, petit gabarit, tu vas affronter un monde d’hommes, un monde violent où tu risques la mort à chaque minute. Ah, ah, laisse-nous rire…
C’est pourtant ce qu’elle fait malgré les « God bless you », les mises en garde : attention « aux lignes qui s’en vont dans l’eau avec une force qui t’emporterait si tu te prends le pied, le bras dedans, à celles que l’on ramène qui, si elles se brisent, peuvent te tuer, te défigurer… Aux hameçons qui se coincent dans le vireur et sont projetés n’importe où, au gros temps, au récif que l’on n’a pas calculé, à celui qui s’endort pendant son quart, à la chute à la mer, la vague qui t’embarque et le froid qui te tue… Embarquer, c’est comme épouser le bateau le temps que tu vas bosser pour lui. T’as plus de vie, t’as plus rien à toi. ». Le ton est donné.
Elle embarque à bord du Rebel avec Simon, John, Vick, Jesse, Jesús, Dave et Jude « l’homme-lion, le grand marin », le taiseux pas aimable qui fascine, celui qui « travaille dans la vague. ».
 Appâter, jeter les palangres à la mer, les remonter en veillant à ne pas passer par-dessus bord, éventrer les poissons vite, très vite, encore plus vite, en ayant des yeux derrière le dos, lutter corps à corps avec la bête qui se débat, briser la glace dans la cale, souffrir du froid tenace malgré la fièvre, de l’humidité, de la faim, des blessures, de l’absence de sommeil, tenir debout alors que les yeux se ferment, asperger le pont d’eau glacée, rincer les cirés et recommencer, jeter les palangres… Et les cris des hommes, le bruit des machines, de la houle et du vent à peine supportables…
 La terre n’existe plus, c’est un autre univers. On est au milieu des éléments, petite chose ballottée au gré des tempêtes, de l’océan qui bouillonne, des vagues violentes.
Le retour sur la terre ferme est aussi une épreuve, le rythme retombe, on tue le temps en buvant encore et encore, on attend le prochain départ car c’est en mer que l’on est « dans la vraie vie », « dans la vie magnifique, luttant au corps à corps avec l’épuisement,… la fatigue et la violence de l’au-dehors. » L’envie de repartir est irrésistible : être dans le mouvement, dans « … le souffle, qui jamais ne s’arrête » et s’épuiser à en mourir : « Et l’on va donner nos forces jusqu’à en tomber morts peut-être. Pour nous la volupté de l’exténuement. »
Et quand la pêche à la morue est passée, on repart pour celle au flétan, au crabe, au saumon… Lili veut être sûre d’avoir vécu avant de mourir : « Ça me rend folle quand on m’oblige à rester, dans un lit, une maison, ça me rend mauvaise. Je suis pas vivable. Être une petite femelle c’est pas pour moi. Je veux qu’on me laisse courir… J’ai peur des maisons. » Elle veut « vivre dehors », être une « runaway, une bête coureuse des routes ». Même son grand marin ne pourra pas la fixer, peut-être parce qu’il en était incapable lui-même…
Je me suis laissé totalement embarquer par les mots de Catherine Poulain qui m’ont littéralement transportée, ravie, dans tous les sens du terme : j’ai pêché auprès de Lili, lancé violemment les milliers d’hameçons dans une mer en furie, tendu un visage bleui au vent glacial qui lacérait ma peau, souffert d’imaginer ses mains meurtries et sa fatigue lancinante rongeant son corps, admiré la beauté infinie de la mer et des cieux, goûté avec elle « la poche de laitance du poisson », avalé, enfin, à mon tour, l’océan, dans ce rapport sensuel aux hommes, aux poissons, à la mer et au vent. Je me suis offerte à la vie…

 Quel voyage, vraiment quel grand voyage !

dimanche 17 avril 2016

Plus haut que la mer de Francesca Melandri


Italie. 1979. Les années de plomb. Paolo et Luisa se rendent tous deux au même endroit : la prison de l’Île.
Paolo va voir son fils et Luisa son mari. Elle, c’est la première fois qu’elle voit la mer et lui ne supporte pas qu’un lieu qui tient son fils enfermé soit si beau : « Il détestait son odeur, les oursins noirs qui mouchetaient les rochers à fleur d’eau, les couleurs pastel des maisons. Etait-il possible que les visiteurs d’une prison spéciale soient accueillis par la beauté de la nature ? »
Il se souvient de son fils, enfant, sur la plage de Framura. Il avait trois ans. Aujourd’hui, ce fils est adulte et a tué des hommes pour des raisons politiques, pour faire la révolution. Peut-être, est-ce parce qu’un jour, son père, professeur de philosophie, lui a expliqué la plus belle phrase de Kant : « Deux choses remplissent mon cœur d’admiration et de vénération : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. » Le fils a écouté le père. Plus tard, le père s’est demandé si ce qu’il avait enseigné à son fils avait un sens, s’il n’était pas, finalement, un peu responsable de tout cela.
 Luisa a apporté à son mari des raviolis qu’elle a fabriqués avec ses enfants. Cinq enfants qu’elle élève seule. Lui aussi a tué, à deux reprises, et il l’a frappée, plusieurs fois, mais elle n’a rien dit. L’a-t-elle d’ailleurs jamais aimé, cet homme, cet inconnu ?
Pour le moment, elle prend plaisir à regarder la mer et Paolo le voit.
Or, la tempête qui se lève va les empêcher de rentrer : Nitti Pierfrancesco, agent carcéral, sera chargé de leur surveillance. Le directeur de la prison veut qu’ils soient conduits au Palais de Verre : « Où est le verre ? » demande Paolo, « Il n’y en a pas. Il manque beaucoup de choses ici, il n’y a que le mot. » répond Nitti. Il faudra s’en contenter.
Le fils de Paolo n’avait pas voulu se contenter des mots, il avait pris les armes. En vain : « le mot révolution avait beau être scandé, polycopié, écrit sur les murs de façon presque obsessionnelle, la chose non, la chose n’existait pas. Les gens n’avaient pas empoigné leurs fourches, les électeurs n’avaient pas cessé de voter, les citoyens ne mettaient pas le feu au Parlement. » Ainsi, résumait son père, « quand la chose correspond au mot, on fait de l’Histoire. Mais s’il n’y a que le mot, alors c’est de la folie. » Folie qui l’avait conduit en prison…
Nitti, quant à lui, ne sait pas utiliser les mots. Il se tait, ne dit pas à sa femme, Maria Caterina, l’institutrice de l’Île, ce qu’il vit au quotidien, ce qu’il voit. Alors, elle imagine. Le pire parfois. Son mari frappe-t-il ? Est-il frappé ? Qui est-il au fond cet homme qui rentre les vêtements maculés de sang et dont elle finit par avoir peur ?
Ce texte poétique met en présence des êtres qui souffrent et qui se taisent. Cette rencontre totalement improbable d’un professeur de philosophie, d’une agricultrice, d’un gardien de prison et d’une institutrice, rencontre pleine de non-dits, de silences, d’hésitations, de quiproquos parfois, va les faire réfléchir à ce qu’ils sont et à ce qu’au fond ils sont venus chercher sur cette île.
 La tempête rugit autour d’eux, en eux aussi certainement, parce qu’ils ont senti que le moment était venu de savoir, de se dire la vérité, d’accepter de pleurer.
 Les éléments sont déchaînés. Eux sont là comme des personnages tragiques enfermés dans leur douleur, leur mutisme. Et pourtant, ce huis-clos presque shakespearien, cette nuit de tempête, les conduira  à s’ouvrir à l’autre, à créer des liens de tendresse qu’ils avaient oubliés, perdus peut-être, à comprendre et à retrouver une certaine forme de paix, celle qui fait tenir debout et avancer. De cette nuit étrange naîtra une lumière qui les réchauffera et les guidera de nouveau sur le chemin de l’existence.

Un très beau roman tendre et humain sur les longs tunnels que la vie nous fait parfois traverser et dont on ne connaît pas toujours la longueur jusqu’à ce que, tout à coup, on perçoive l’éclaircie. Alors, on sait qu’on est sauvé, on respire, l’air est encore un peu frais mais l’on va vite s’y habituer…

mercredi 6 avril 2016

Les mijaurées d'Elsa Flageul


Les mijaurées, c’est Lucile et Clara, deux très jeunes Parisiennes des beaux quartiers qui fréquentent  un collège élitiste et qui passent des vacances sur une île suédoise.
Oh là là, me direz-vous, quelle accumulation de clichés, ça doit être un livre imbuvable.
 Eh bien non, vraiment non, je l’ai lu d’une traite, j’ai souri, pleuré, me suis attachée à ces deux filles drôles, originales, à côté de la plaque, heureuses parfois, frappées par le malheur assez souvent et qui avancent dans la vie, bras dessus, bras dessous, vivant leur amitié de façon fusionnelle et vous entraînent avec elles, dans leur sillage. Oui j’ai aimé vivre avec elles, partager leurs joies et leurs inquiétudes. J’ai eu du mal à les quitter à la fin du livre et si Elsa Flageul m’entend, je lui demanderais bien des nouvelles de mes deux copines car oui, c’est ce qu’elles étaient devenues, des copines !
Alors, comme je le disais, certes, elles habitent les beaux quartiers mais, petit bémol, dans des appartements loi 48. Oui, elles fréquentent un collège prestigieux, près du Panthéon, mais elles ne sont pas très bonnes élèves et ne se sentent pas vraiment à leur place parmi ces « petits-bourgeois bien peignés et bien mis ». Elles se rencontrent en quatrième et ce n’est pas le coup de foudre : Clara évite soigneusement cette jeune fille « longiligne et gauche », un peu godiche, passionnée de GRS et de basket dont on dit « qu’elle ne se lave pas… et qu’elle se nourrit de yaourts périmés ». Mais Lucile a élu Clara, elle a tout de suite su qu’avec cette fille, ce serait à la vie, à la mort : « Lucile a tout de suite compris que nous deviendrions inséparables… non comme une prédiction hasardeuse, non comme une prémonition obscure mais comme une décision, comme un choix, elle a décidé que je serais sa meilleure amie… »
 Puis Lucile invite Clara, chez elle, dans un vieil appartement poussiéreux aux vitres opaques qui sent le tabac et les croquettes pour chat et où le parquet craque. Rien à manger dans le frigo. Et Bob Dylan, le chat obèse, qui évolue plus ou moins gracieusement dans tout ça. Des parents séparés mais qui s’aiment encore. Une mère suédoise qui fume le cigarillo, porte des sabots, ne regarde jamais la télé et ne cuisine que des pâtes. Bref, pour une fois, Clara se sent bien chez une amie. Il faut dire que chez elle, on ne court pas non plus après la norme : une mère divorcée, un copain sans-papiers viêt-công, pas de poupées Barbie ni de séries américaines à la télé (« ça rend débile »). La mère est prof et part l’été en Ardèche avec ses trois gamins, un copain homo, une copine célibataire : « …rêvasserie, camping sauvage, crasse entre les doigts de pied… » Voilà le tableau ! Et ces deux filles ne vont plus se quitter : collège, lycée, vacances en Suède chez Lucile, premières amours et premiers soucis aussi… Les failles dans l’amitié…
 Et l’Histoire comme toile de fond : le sida, les attentats, le 11 septembre : « début de la sidération que m’inspire le monde moderne » dira Clara.
 C’est un peu le tableau d’une époque, des années quatre-vingt dix, d’une génération que nous décrit l’auteur à travers le parcours de ces deux amies. Derrière la légèreté apparente, on sent de la gravité, de la souffrance : le monde est violent et il faut trouver sa place et avancer malgré tous les doutes que l’on a sur l’avenir et les craintes qui nous accompagnent au jour le jour.
Vraiment, un très beau texte, une leçon de vie et de bonheur…

Longue vie aux mijaurées !

lundi 4 avril 2016

Mourir et puis sauter sur son cheval de David Bosc


C’est à partir de rien ou de si peu : deux articles de journaux, une photo et un extrait des carnets du poète Georges Henein que David Bosc réinvente une femme, Sonia Araquistáin, vingt-trois ans, artiste peintre d’origine espagnole, qui s’est suicidée le 3 septembre 1945 en se jetant nue d’un troisième étage.
Réinvente, oui c’est cela : l’auteur avoue : « Quant à la vraie Sonia, Sonia Araquistáin, vraiment je ne sais d’elle à peu près rien, des bribes, et ce ne sont ici que fantaisies, brûlures de contes pour enfants. ». David Bosc s’appuie sur, selon son expression, des « points de fixation ». Puis, l’invention donne vie au personnage. Il se peut qu’elle ait pensé cela, peut-être pas, on ne sait pas.
Après sa mort, imagine l’auteur, son père trouve dans son atelier un roman, sur lequel, en croisant les lignes, Sonia a écrit son journal. Ecrire sur un roman, sur un texte qu’elle n’avait peut-être pas lu ou pas aimé, pour lui coller sa vie, plus belle, plus fantasmée, avec des mots qui fracassent les murs, déchirent l’ordre établi, réglé, étriqué, suffocant. Elle a barré, rayé les lettres imprimées de son écriture sans entraves, de ses mots intimes et sensuels. Elle l’a fait taire. Le roman s’est tu et elle s’est mise à nu.
Sonia est une femme libre. Elle a passé quatre années, de quinze à dix huit ans à Summerhill, école « sans grilles, sans serrures ». Elle s’y abreuve de liberté, d’amour mais prend rapidement conscience que Neill a sa petite idée sur la question : il « défend sa méthode en affirmant que le plus antisocial des voyous, une fois soumis à cette forme de liberté maximale, devient rapidement « un partisan de l’ordre et de la loi ». Donc lui aussi, il ne travaille qu’à l’adaptation des gosses au monde comme il est, comme il va. Forceries, porcheries, bordels, casernes, jardins d’acclimatation. On n’en sort pas. »
Oui, mais Sonia veut en sortir, franchir les limites, faire un pas de côté, s’envoler, refuser les conventions. Son émancipation sera totale.
 « Si l’on a vécu son enfance dans une absolue liberté et que l’entrée dans l’âge adulte ne s’est assortie d’aucun harnais, d’aucune obligation ni désir de servir, de consacrer les bonnes heures du jour au travail, aux soins des enfants ou des animaux, alors la faim de liberté se déplace, elle mute, elle trouve aussitôt d’autres murs à quoi se heurter, d’autres insuffisances : la société bien sûr, la liberté qu’on n’a pas d’y faire ceci, d’y être cela, mais aussi la limitation du corps et la limitation de l’esprit. »
Sonia veut aussi libérer son corps, elle marche la nuit dans cette ville de Londres d’après guerre, rencontre des hommes, va dans les cafés, fréquente des artistes. Elle est mouvement, rien ne l’arrête, ne la contraint. Si on la retient, si on l’empêche, alors elle se fait eau, coule ou  s’évapore. « Et je repars. Je suis une jonchée de feuilles, qui dévale, tourbillonne, s’élève, retombe, s’arrête, s’élance à nouveau, se divise, se mêle à d’autres tas de feuilles, plus jeunes ou plus anciens, accueille un papier gras, une page de journal, un morceau de ficelle, se laisse acculer dans une impasse, rebrousse chemin, explose en gerbe folle sur une bouche d’aération, paie son écot à l’eau de la rigole, espère et trouve les jambes nues d’un enfant, n’est aucune des feuilles pas plus qu’elle n’est le vent, elle est la danse, elle est dansée. »
Sonia veut aussi libérer son esprit en parlant plusieurs langues, en vivant de ses rêves, en brisant ce qui nous sépare des plantes, des animaux et des pierres. Elle s’imagine se multipliant vite, envahissant tout l’espace, mutant à chaque seconde : « La liberté n’est plus que chez les tout-petits, les parasites, les levures, les bacilles. » Elle se veut crabe plein d’humour, gazelle, hirondelle aux ailes déployées. S’envolant. Afin qu’ait lieu « le miracle… la libération fortuite de ce flux primordial que l’on conspire à endiguer, à empêcher, afin que chacun reste à sa place dans le manège. »
Sonia fera ce « pas supplémentaire », ce « saut hors de la chose » pour ne jamais cesser d’être libre, proliférant encore et encore, devenant mouvements brusques et incontrôlés, métamorphoses éternelles et jaillissantes, vies illimitées, grouillements incessants…
Un texte sublime, intense, un poème où se plonger dans les visions hallucinées et obsessionnelles de cette femme, dans son langage libéré jusqu’au surréalisme et la folie.
 « Ça n’était pas toujours facile à lire » constate le père découvrant le journal. Non, ça ne l’est pas car la parole de Sonia est fragments, éclats, miroirs démultipliant le réel à l’infini, ellipses. Elle se souhaite éparpillée, sans ordre ni classement, son texte en est le reflet : « … je déteste les faiseurs de bouquins, les romances ficelées, cousues d’astuces, farcies de diables à ressort, de pièges à souris. Je leur préfère le bruit du tram ou les écrits intimes, les chroniques fragmentaires, la philosophie, les recueils d’anecdotes. Ou le décompte que fit de ses chemises, dans la marge d’un sonnet, le pauvre Baudelaire. »
Le vers de Mandelstam : « Mourir et puis sauter sur son cheval » dit le mouvement d’une femme libre et qui tient à le rester, l’ultime élan en dehors des limites, dans cet ailleurs où doit se passer la vie.                

Mourir pour mieux renaître. 

samedi 2 avril 2016

Buvard de Julia Kerninon


Je viens d’achever le livre de Julia Kerninon qui m’avait été conseillé par une libraire et qui a reçu de nombreux prix mais, hélas, je ne peux cacher ma déception : je n’ai pas cru une seule seconde à cette histoire que j’ai trouvée complètement invraisemblable, truffée de clichés et dont l’écriture m’a semblé dépourvue d’originalité et bourrée de lieux communs. Je suis peut-être d’autant plus déçue que je m’attendais à une oeuvre vraiment intéressante… En plus, le sujet avait tout pour me plaire…
Lou, jeune homme fasciné par les livres de Caroline N. Spacek, lui a demandé l’autorisation de la rencontrer afin de l’interviewer. Cette dernière est quelqu’un de mystérieux, les journalistes ont du mal à l’approcher et elle ne se rend pas aux séances de signatures… Et pourtant notre jeune narrateur restera chez elle,  neuf semaines, dans cette maison de campagne anglaise « baignée de lumière pratiquement toute la journée ». Cette femme revient de loin : elle a vécu son enfance sur un terrain vague auprès d’une mère obèse et d’un père alcoolique. Vers l’âge de dix-huit ans, alors qu’elle travaille dans un café, elle est remarquée par un homme, Jude Amos, le grand poète, qui lui demande de partir immédiatement avec lui. Elle deviendra sa secrétaire. Elle accepte et part. Des nuits et des jours, elle tape les textes de monsieur et finit par les retoucher. Alors Jude lui demande d’apprendre à écrire correctement, lui fait lire le dictionnaire et finit par partir, vaguement vexé d’être dépassé par son élève. Caroline écrit et publie : tout le monde s’arrache ses livres. Elle rencontre d’autres hommes mais reste amoureuse de Jude qui devient le destinataire implicite de toutes ses oeuvres. Cherchant à l’oublier, elle parcourt l’Europe : « A Venise, je sortais les nuits de grande marée marcher avec des bottes en caoutchouc dans les rues inondées. De là, j’ai pris le train de nuit pour Budapest, où j’ai lavé mon corps dans les saunas brûlants…. » Pour moi, tout cela fait trop carte postale…
Quant au narrateur, lui aussi revient de loin : un père alcoolique et violent qui n’a pas supporté l’homosexualité de son fils. Heureusement, ce dernier a rencontré sur le bord de la route un amant fortuné, Piet, qui l’autorise à rester neuf semaines chez Caroline et qui l’attend bien patiemment, lui conseillant de ne pas brusquer la dite Caroline en voulant lui soutirer trop d’informations : « -Reste là-bas, Lou. Appelle s’il te faut quoi que ce soit, et fais signe quand tu veux rentrer, d’accord ? » Il y en a qui savent aimer ! Piet a su l’arracher à sa famille de misère, l’a inscrit à l’université et lui a fait découvrir les livres de Caroline… Vous me suivez ?
Non, décidément, trop c’est trop ! Encore une fois, je n’ai pas cru une seconde à cette Caroline, auteur jeune et géniale, qui écrit « assise dans l’escalier, une Chupa Chups dans la bouche. »

Un deuxième texte de Julia Kerninon m’attend sur ma table de nuit, je croise les doigts !