Rechercher dans ce blog

dimanche 26 février 2017

La vie automatique de Christian Oster


Éditions de l'Olivier

Un cageot de courgettes livré par erreur, la décision - peut-être prise trop rapidement - de cuisiner les dites courgettes, une contemplation un peu prolongée du paysage… et la maison brûle !
« C’est sur la route de la gare que je me suis vu tout à coup comme un homme qui n’a plus de maison. J’ai pensé à contacter mon assurance, c’est-à-dire que j’ai eu une sorte de passage lucide, et puis, ça m’a quitté et j’ai envisagé ma vie telle que je l’avais perçue une demi-heure plus tôt, à savoir d’un œil sec, avec devant moi un vide sans contours, au bord de quoi je n’avais nullement le projet de me pencher. En tout cas, je me suis réfugié dans cette vision en me disant que c’était plus simple et même plus raisonnable, en définitive : dans ces conditions, j’avais en face de moi la vérité, ou plutôt j’avais la vérité près de moi, qui m’accompagnait et qui, faute de me tenir chaud, me consolait avec sa clarté. »
Avant, le personnage observait le monde extérieur, maintenant, il se regarde lui-même, se dédouble d’une certaine façon : de personne, il devient personnage.
Quant à  nous, lecteurs, nous entrons dans la fiction…
Donc la maison brûle et Jean Enguerrand s’en va, en profite, comme on dit, pour tourner la page, tout laisser derrière. En un mot : disparaître. S’effacer. Pas se suicider, ce n’est pas l’idée que Jean se fait de la vie, même s’il constate autour de lui un immense vide et qu’il sait pertinemment qu’il serait dangereux « de s’y pencher ». On a plutôt l’impression qu’il est soulagé. Plus léger. Il prend le train pour Paris, cherche à « s’organiser » (l’instinct de survie ?), à se loger, à durer encore dans ce monde étrange qu’il voit sans voir, qu’il traverse sans y participer vraiment, à la recherche d’une certaine forme de disparition, d’effacement. « En fait de paysage urbain, c’est ma vie que j’ai revue, le trou noir du passé comme balayé par un stroboscope, et je me suis dit que c’est tout ça que j’aurais dû pouvoir laisser brûler, s’anéantir, et que la maison n’avait été qu’un début. Beaucoup de travail encore, me suis-je dit. L’oubli est un long chemin, me suis-je également dit. »
Pourquoi ? Que s’est-il passé ? S’est-il d’ailleurs forcément passé quelque chose ? Que veut-il oublier ? Nous ne le saurons pas vraiment. Une amie, F., qui est partie avec la voiture. Le vague sentiment d’avoir vécu, ce qui n’est déjà pas si mal. La prise de conscience d’un vide sidérant et d’une solitude extrême alors que les années ont passé et que l’on n’est plus tout jeune. Oui, ce doit être cela ou quelque chose de proche. « J’avais fait en sorte que s’efface l’essentiel, et, en un sens, même si j’avais laissé derrière moi des traces plus que voyantes, il ne s’agissait que de traces, précisément, comme on en laisse après toute tentative d’effacement. Et il y avait quelque chose, me suis-je dit, dans mon comportement, d’un désir de disparaître. »
A défaut d’exister, Jean a conscience qu’il faut jouer à exister, « avoir l’air de » : « J’avais besoin de cette fiction-là. » dit-il « de n’importe quelle fiction, au fond, pour autant que rien ne fût vrai. » Il faut vivre « automatiquement », sans trop penser, sans trop participer, sans trop s’impliquer, en se laissant porter par le hasard. Observer, de loin, tout ce cirque, aurait pu dire Beckett, cette agitation vaine et illusoire.
Acteur de troisième zone, Jean passe sa vie à être spectateur de lui-même et des autres : « J’ai remarqué que je me dédoublais, que je me mettais à distance tout en dialoguant avec moi. Je me suis parlé comme de loin. En même temps je sentais un rapprochement possible. Au pis, si je restais dans l’incapacité de me réunir, je me tenais compagnie. » De l’intérêt de se dédoubler…
Sur la ligne 6, Jean va rencontrer une vieille actrice France Rivière, gloire des années 60, qui va l’inviter à partager sa maison... Pour Jean, c’est l’arrivée d’une fiction dans sa vie, comment dire, d’une sorte de divertissement qui va lui permettre de se détourner un peu du vide qui n’est jamais bien loin. Ah, les délicieux dialogues avec France Rivière… Je ne résiste pas au plaisir de vous en citer un exemple : « Ma maison a brûlé et je ne suis pas près d’y revivre. Je suis désolée, a dit France Rivière. Ça ne me manque pas beaucoup, ai-je dit, je n’avais plus rien à envisager dans cette maison. En tout cas, je ne mourrai plus dans celle-là. Et vos affaires ? a demandé France Rivière sans relever la remarque. Je n’ai pas besoin de grand-chose, ai-je dit. Moi non plus, a-t-elle dit. Je vis dans cette pièce, je mets trois robes. C’est plutôt les chaussures. Ah, les chaussures ai-je dit. Vous aussi ? a-t-elle dit. Non, ai-je dit. Mais je sais que c’est parfois compliqué. Je n’en ai personnellement qu’une paire. Ce que je voudrais, c’est me racheter une écharpe. » Comme une impression d’assister à une pièce de théâtre où chacun ne dit pas plus que ce qu’il a à dire et où les mots disent bien plus que ce qu’ils sont censés exprimer.
Le fils de l’actrice, un certain Charles, sort d’un asile psychiatrique. Ce personnage étrange va attirer Jean au point que ce dernier se sentira presque investi d’une mission et qu’il le suivra partout, même assez loin. Pourquoi cet attachement inattendu à cet homme, espèce de double de Jean ?
Lire La vie automatique , c’est se plonger dans l’atmosphère des romans de Modiano : un sentiment insaisissable s’empare de nous, un mélange d’absurde, de noirceur, de profonde tristesse, de regard amusé et distancié sur l’existence.
J’y ai lu le malaise profond d’un homme qui, inapte à la vie, profite de l’accident pour fuir, s’évaporer, oubliant le passé et pensant le moins possible à l’avenir, tentant de supporter le moins mal possible un présent un peu vide, s’intéressant un peu aux autres parce qu’il  faut bien donner la réplique pour avoir l’impression d’exister sur la grande scène du monde…
On finit par trouver sympathique cet homme détaché, espèce d’antihéros moderne qui, comprenant « qu’il est difficile de marcher longtemps sans s’inventer des buts », finit plus ou moins volontairement par s’attacher, se rendant compte soudain, qu’en présence de l’autre, il s’« intéresse davantage à ce qui va se passer, quoique modérément, mais [qu’il s’] y intéresse. ».

Comme quoi, finalement tout n’est jamais perdu… Peut-être est-ce là au fond le sens de ce roman…

vendredi 17 février 2017

Élise et Lise de Philippe Annocque


    Éditions Quidam

Phillipe Annocque avait mis la barre tellement haut avec l’excellent Pas Liev (chez Quidam) qu’il doit être dans ses petits souliers pour la sortie d’Élise et Lise : qu’il se rassure ! C’est encore un très bon texte qu’il nous offre là, de ceux sur lesquels on peut avancer différentes interprétations, proposer des lectures plurielles (n’est-ce pas le signe d’un grand texte ?) et comme j’adore débattre sur ce que j’ai lu, alors c’est parfait ! Parce qu’il y a de quoi faire…
Le sujet ? Élise et Lise a pour sous-titre « Un conte sans fées ». On est prévenu. Essentiellement, quatre personnages : Élise qui serait, selon les catégories proposées par Vladimir Propp dans Morphologie du conte, l’héroïne ou la princesse. D’ailleurs, elle est gentille Elise, oui, elle est bien gentille…
Puis vient Lise, ah Lise… personnage bien complexe, est-elle la fausse héroïne, la méchante ou au contraire celle qui aide la princesse, qui veut la sauver du désastre (mais de quel désastre ?), une espèce d’adjuvant ? Tout va dépendre de votre lecture de l’œuvre, il faudra que l’on en reparle…
Luc, c’est le prince, un peu pâlot, un prince quoi, « un peu cucul » avec « un joli cul ». Mais à qui est le « joli cul » de Luc ?
La dernière, Sarah, elle n’est rien, enfin, elle est dans l’histoire sans être dans l’histoire. Elle est celle qui voit les choses de loin « parce que quand on a trop le nez dessus on ne voit pas. »  « Dans les contes, elle était le conteur, ou le public, ou la grand-mère qui autrefois avait raconté l’histoire et qui ne se souvenait plus exactement comment elle se terminait. Mais elle n’était pas un personnage. » Elle raconte, commente, elle suit les cours de madame Roger sur Propp, alors elle dit des choses dessus parce qu’elle a bien compris que dans un conte « les personnages… représentent des fonctions ». (Moi, Sarah, je la vois comme quelqu’un de très sérieux, qui prend des notes et apprend ses cours.)
Sarah cherche-t-elle à y voir plus clair sur ce qu’elle observe dans le réel (si réel il y a) grâce aux cours de madame Roger ? En tout cas, elle sent les choses et elle dit très justement : « Quand on lit un conte, on lit une histoire et on a l’impression que l’histoire raconte autre chose que ce qu’elle raconte. » D’où peut-être ce que je vous disais tout à l’heure : tenez, je suis sûre que l’on serait quatre ou dix ou vingt à lire la délicieuse page 99, on aurait autant d’analyses différentes…
En tout cas, c’est un personnage très sage, Sarah, d’autant plus sage qu’elle n’est pas concernée par l’histoire et puis, elle n’impose aucune vision des choses, elle a compris qu’ « on n’est jamais  sûr de rien. » Et en cela, elle a raison, non ? D’ailleurs, je crois que l’auteur, lui-même, « n’aime pas les romans qui disent comment les choses se sont passées. »  Là, on est servi : personne n’en sait rien… C’est un peu flou…
Alors, sur les bancs de la fac, Lise repère Élise. Lise aimerait porter les mêmes vêtements qu’elle, je veux dire qu’Élise, alors elle va dans les boutiques, elle cherche, elle cherche des vêtements qui pourraient ressembler à ceux d’Élise. Pour lui ressembler un peu, qu’est-ce qu’elle ne ferait pas, Lise ? Ce n’est pas simple de savoir qui l’on est. (Ah, l’éternelle question de l’identité !) Donc, on peut résumer ça un peu comme ça : Lise «  savait ce qu’elle voulait. Et ce qu’elle voulait, elle le voulait. »
Un jour, elle décide de s’installer à la place d’Élise dans l’amphi, en se disant qu’Élise viendrait s’asseoir pas loin. Mais c’est un garçon qui prend la place réservée à Élise. Ce n’est donc pas ce jour-là qu’elles feront connaissance.  Elles finiront bien par se rencontrer car « leur amitié était plutôt de l’ordre de l’évidence ». « Évidence » parce qu’elles s’entendent parfaitement, « évidence » aussi parce que nous sommes dans un conte, je vous le rappelle, et si les deux personnages principaux ne se croisent pas, il n’y a pas d’histoire.
Sarah, celle qui ne compte pas et qui observe de loin le manège (de Lise ?) se dit que personne n’a intérêt dorénavant à s’approcher d’Élise parce que Lise a un regard, comment dire… méchant, un regard qui fait un peu peur …
D’ailleurs, sur une belle page blanche, reviennent régulièrement dans le livre ces mots, comme un refrain inquiétant, une vague menace qui plane : « Élise prend l’air. L’air prend Élise. Tout cet air, ce souffle qui la traverse. Élise ne comprend pas. De quoi a-t-elle peur ? » Tiens, a-t-on subrepticement quitté le conte pour sa forme contemporaine, le thriller ?  D’ailleurs, Élise a-t-elle peur ? Et de qui aurait-elle peur ? De Lise ? Qui l’aime tant ? Mais Lise l’aime-t-elle tant ? Mais qui est Lise ? Que veut-elle ? Sait-on ce que veulent les gens ? Et quand les gens sont des personnages de conte qui obéissent à une fonction, peut-on leur en vouloir d’être ce qu’ils sont ou ce qu’ils ne veulent plus être ? Ont-ils le choix ? Au fond, ne sont-ils pas que des marionnettes dont on se sert pour dire… pour dire quoi au fond ?
A moins que ce ne soit l’inverse, ce sont des gens, bien réels, qui semblent un brin déterminés, comme programmés. Le destin peut-être… Attention aux mots, certains font peur…
Quand je vous disais que tout cela n’était pas simple…
Et puis, avec tout ça, j’oublie de vous parler de l’écriture de Philippe Annocque : c’est une écriture qui tente une approche du réel mais qui se heurte à ce réel, trop complexe, une écriture serrée, de la reprise, de la correction, une écriture luttant pour, et renonçant à la fois à, préciser le mieux possible la nuance de la pensée, de l’émotion, du sentiment, et ce, en suivant le flux incertain et approximatif de la conscience ou de la parole du personnage.
Un exemple simple : le jeu des pronoms, la terrible indétermination des pronoms (le pire, c’est « lui », féminin et masculin) qui nous feraient prendre l’une pour l’autre (ou l’inverse - non je plaisante…)
Et puis, du point de vue des sonorités, ça sonne plutôt bien tout ça, c’est assez beau à entendre ces Élise, Lise et elle, ce l liquide, ça coule, comme de l’eau qui dort avant de se répandre un peu partout, insidieusement j’allais dire… C’est dans l’eau que l’on naît et que l’on se noie, ne l’oublions pas.
Et, ces mots, ces mots qui n’ont l’air de rien, qui semblent être dits en passant, comme ça et qui portent en eux l’essentiel, signifiant bien « au-delà » de ce qu’ils sont censés exprimer…
J’avoue que je lis sur la dernière page du roman ce qui n’est pas écrit, je m’y autorise. C’est tentant…
Allez, ne perdez pas de temps, courez vous procurer Lise et Élise, ah non, pardon, Élise et Lise, (tiens, comme Sarah, je me mets à confondre, c’est grave docteur ?)

Il faut absolument que l’on discute de tout cela. Absolument !

mercredi 15 février 2017

Qu'il emporte mon secret de Sylvie Le Bihan


 Éditions Seuil

« La barbarie a toujours des traits humains, c’est ce qui la rend inhumaine. » H. Mankell

Lorsque je commence un livre, j’évite de lire la quatrième de couverture, le contenu des critiques (je ne lis que la fin pour savoir si le livre a été apprécié ou non) et ne veux rien savoir de l’auteur. Suspense total.
Alors, pour ce livre, évidemment, ce qui m’a frappée, c’est la justesse des sentiments, l’expression d’une profonde et réelle souffrance : j’ai tout de suite pensé que tout cela était du vécu, que je lisais le témoignage d’une femme violée.
Hélène Duteuil, la narratrice, enfermée dans une chambre d’hôtel près du Palais de Justice de Grenoble est appelée à comparaître.
Le 14 juillet 1984, alors qu’elle était monitrice dans un camp de vacances pour adolescents, elle a vécu le pire : une destruction totale, absolue, complète, un acte dont personne ne se remet même avec le temps, une annulation de soi-même : un viol.
Mais, au lieu d’en parler, de peur d’être considérée à vie comme une victime, de crainte de devoir raconter sans cesse cette histoire terrible et de la revivre à travers les mots, elle s’est tue : « L’oubli est une stratégie de survie, un processus sélectif et dynamique, un choix imposé d’obscurité sur une partie de sa mémoire, suivi du mensonge qui pose les bases d’une autre réalité, plus facile à digérer. J’ai passé ma vie à tout contrôler pour éviter le raz de marée, à mettre en place une histoire instinctive et chaotique, à inventer le quotidien de ma prison en créant un personnage de « survivante » qui impose silence et respect, mais aujourd’hui ça m’explose à la gueule. », « Maintenant que tout a resurgi, je peux affirmer que la mémoire est un champ de bataille. L’oubli est un meurtre et, qu’il soit conscient ou inconscient, il fait toujours des dégâts. »
Hélène a maintenant 47 ans, elle est une femme écrivain renommée et, lors d’un salon littéraire, elle a rencontré Léo, jeune romancier, qu’elle doit retrouver à Paris. Elle sait que Léo vit en couple et Hélène préfère s’effacer. Pourtant, celle qui ne s’attache à rien ni à personne semble éprouver des sentiments sincères. Pour une fois. Elle lui écrit une très longue lettre pour lui expliquer qui elle est et ce qu’elle a vécu.
Alors, elle raconte la douleur qui a refait surface à l’occasion de ce procès : « j’ignorais que ma douleur n’avait jamais été digérée et que, à mon insu, elle ne faisait que suivre au ralenti la trajectoire d’une balle qui transperce le corps, jusqu’à la sortie. » La jeune femme a vécu ce que l’on appelle « un refoulement », « un processus actif qui maintient hors de la conscience les représentations inacceptables ». « Le cerveau met les souvenirs « de côté » en créant une amnésie dissociative : je m’étais retirée de l’équation en me dissociant de l’acte que j’avais subi. » On pense avoir presque oublié alors que tout reste dans un recoin du cerveau prêt à exploser. Une vraie bombe à retardement. Les mots de la narratrice sont forts et m’ont bouleversée. Je comprenais que l’auteur avait vécu tout cela, certains mots ne trompent pas.
Et pourtant, Qu’il emporte mon secret est un roman comme l’indique la page de couverture. Effectivement, c’est un livre construit comme un thriller, qui tient son lecteur en haleine et dont la révélation finale m’a fait douter de ce que j’avais cru comprendre auparavant. J’ai dû faire marche arrière pour relire certains passages … je n’en dis pas plus, évidemment…
Finalement, ce que nous dit cette œuvre, c’est qu’à la destruction de soi commise par le viol s’ajoute la destruction de soi perpétrée par le silence, le non-dit : même si c’est dur, même si, sur le moment, on a l’impression que l’on va y rester, mieux vaut parler, s’exprimer pour faire sortir de soi ce qui ronge et tue lentement.
Une œuvre forte : les mots sont justes, précis, ils disent enfin ce qui est resté caché, enseveli au plus profond de l’intime. Puissent-ils libérer, ou du moins, apporter un peu de légèreté à une femme meurtrie…

En tout cas, ces mots, nous, lecteurs, nous les avons entendus et nous ne sommes pas près de les oublier.

mardi 14 février 2017

Jeux de miroirs de E.O. Chirovici


Éditions Les Escales
traduit par Isabelle Maillet

Si Jeux de miroirs n’est pas le « roman événement » annoncé par son bandeau rouge, il reste néanmoins un bon roman policier qui tient son lecteur en haleine jusqu’au bout.
Tout commence par un long mail d’un certain Richard Flynn envoyé à un agent littéraire de chez Bronson & Matters, Peter Katz. En pièce jointe, ce dernier découvre les premiers chapitres d’un roman, visiblement autobiographique, dans lequel le dénommé Richard Flynn raconte ses premières années à l’université de Princeton et sa rencontre avec deux personnes : une jeune et brillante étudiante, Laura Baines, dont il est tombé éperdument amoureux et un professeur de faculté renommé, Joseph Wieder, spécialisé en psychologie cognitive qui effectue des travaux de recherche sur la façon d’effacer chez les individus des traumatismes psychologiques graves, « comme une bobine de film qu’on aurait la possibilité de couper au montage », bref, une espèce de « chirurgie esthétique de la mémoire ».
Il se trouve que le professeur a besoin de recruter quelqu’un pour ranger sa bibliothèque et organiser ses documents : c’est ainsi que Richard Flynn sera embauché et passera des heures dans la vaste maison, s’interrogeant parfois sur les relations entre sa petite copine Laura et Joseph Wieder et se demandant assez souvent qui est dans le fond cet homme que tout le monde adule dans le milieu universitaire.
Or, le fameux professeur est assassiné dans la nuit du 21 au 22 décembre 1987.
A l’époque, l’enquête n’aboutit à rien : personne ne retrouva le meurtrier.
Vingt-sept ans plus tard, Richard Flynn envoie donc par mail les premiers chapitres de son roman : il semble à coup sûr vouloir dire quelque chose, avoir une idée assez précise sur l’identité du coupable en question, celui qui a assassiné sauvagement l’illustre professeur.
L’agent littéraire n’a donc plus qu’à contacter ce mystérieux Richard Flynn pour lui demander la suite de cette histoire extraordinaire qu’il ne manquera pas de publier : ce sera inévitablement un best-seller ! Tout le monde a entendu parler de cette affaire non résolue et les livres se vendront certainement comme des petits pains.
Mais… les choses ne se passent pas toujours comme on le veut…
Encore une fois, j’ai pris plaisir à lire ce texte qui pose le problème de la vérité et du mensonge, de la manipulation, des apparences et des non-dits. Jeux de mise en abyme, jeux de points de vue, puzzle à construire : on passe d’un témoin à l’autre, d’une version à l’autre. Qui dit la vérité ? N’y a-t-il qu’une vérité ? Existe-t-il UNE vérité ?

Le suspense nous tient jusqu’au bout : un bon moment de lecture sans aucun doute.

lundi 13 février 2017

Je me suis tue de Mathieu Menegaux


 Éditions Points

Avant de lire le second, qui vient de sortir, je me suis plongée dans le premier livre de Mathieu Menegaux : lu d’une traite, comme le dit la quatrième de couv’, une petite soirée pour un texte puissant, une vraie tragédie : on en ressort comme assommé avec une vague envie de prendre l’air. En parler sans trop en dire, sans rien révéler : il faut que je m’y tienne.
Claire, quarante ans, j’allais dire jeune femme, à notre époque, c’est encore le cas, mariée à Antoine qu’elle aime follement, épanouie dans sa vie professionnelle, sans soucis financiers, traverse la vie de façon plutôt agréable. Certes, elle vit très mal son absence d’enfant mais elle a fini par renoncer, souffrant tout de même lorsqu’elle croise des couples heureux entourés de leur progéniture.
Fatiguée d’une soirée qui s’éternise chez des amis qui n’en ont que le nom et ne voulant pas obliger Antoine à renoncer à un digestif, elle décide de rentrer seule à travers Paris.
Sa vie va basculer. Refusant de parler de son drame, elle va l’enfouir au plus profond d’elle-même et tâcher de l’oublier. Alors, elle va vivre ou faire semblant. Personne n’y verra rien. Sa volonté est telle qu’elle en est bien persuadée. C’est elle qui décide. Un trait dessus et on repart à zéro, comme s’il ne s’était jamais rien passé.
Mathieu Menegaux se glisse de façon extraordinaire dans l’intimité d’une femme et analyse de façon minutieuse ses sentiments, ses émotions : on a l’impression de sentir ce qu’elle sent, de partager son angoisse, son désespoir.
Finalement, que nous dit ce texte ? Se taire, c’est se tuer : dans tous les cas, même si le passage à la parole est difficile, il vaut mieux dire la souffrance, la douleur quelle qu’elle soit plutôt que de la garder au fond de soi, là où, insidieusement, elle ronge le corps et l’âme un peu plus chaque jour.
Une vraie tragédie comme le précise la citation en exergue tirée d’Antigone d’Anouilh « il n’y a plus rien à tenter » : en effet, on a vraiment l’impression qu’à chaque page, on s’enfonce de façon irrémédiable vers quelque chose de plus sombre, de plus terrible et dont il sera impossible de se relever.
Un récit sous forme de confession qui n’est pas sans quelques maladresses notamment l’introduction de paroles de chansons auxquelles la narratrice fait référence et qui non seulement semblent déplacées dans cet univers tragique mais qui en plus ôtent à mon avis de la crédibilité au récit.
Un livre qui cependant mérite de retenir toute notre attention.

J’ai hâte maintenant de découvrir le dernier roman de Mathieu Menegaux qui vient de paraître chez Grasset : Un fils parfait.

dimanche 12 février 2017

En quête de L'Étranger d'Alice Kaplan


Éditions Gallimard

« On ne pense que par image. Si tu veux être philosophe, écris des romans » Camus, Carnets.

Passionnant ! C’est vraiment le mot qui me vient à l’esprit au sujet de cet essai que je viens de terminer sur le livre d’Albert Camus : L’Étranger.
Un énième commentaire de texte ? Non, pas du tout ! Le projet d’Alice Kaplan est simple : écrire une biographie, non de l’auteur mais du livre lui-même. Autrement dit, en raconter sa genèse et le suivre pas à pas : de sa création à sa publication bien compliquée en 1942 sous l’Occupation nazie jusqu’aux premières et parfois très surprenantes réactions du public.
En 1937, Camus rédige un roman intitulé La Mort heureuse : un certain Patrice Mersault tue un ami puis le vole. Les personnages et les lieux sont nombreux. L’écrivain s’interroge sur la condition humaine et la beauté des hommes et du monde. Il envoie le manuscrit à Jean Grenier, son ancien professeur de lycée, qui le critique sévèrement au point que le jeune homme s’interroge sur son avenir d’écrivain.
Qu’à cela ne tienne, Camus le réécrit, remaniant l’intrigue mais ce roman ne cesse de lui échapper, comme s’il n’était pas le sien.
A côté, sous forme de notes, un autre roman prend forme : Camus imagine que son personnage de La Mort heureuse raconte l’histoire  d’un condamné à mort : « Je le vois, cet homme. Il est en moi. Et chaque parole qu’il dit m’étreint le cœur. Il est vivant et respire en moi. Il a peur avec moi. » dit Patrice Mersault. (le u de Meursault ne viendra que plus tard et son origine reste assez mystérieuse)
Et là, dans les propos d’un premier personnage, est en train de naître un second personnage qui s’incarne progressivement dans l’esprit de son auteur.
En avril 1937, Camus écrit dans un carnet : « Récit - l’homme qui ne veut pas se justifier. L’idée que l’on se fait de lui est préférée. Il meurt, seul à garder conscience de sa vérité - vanité de cette consolation. »
Il semble que l’idée du livre vienne d’éclore. Les choses se mettent en place.
En juin 1937, il imagine les visites d’un prêtre.
Il prend ici et là de quoi nourrir son roman : l’enterrement de la grand-mère de sa belle-sœur qui logeait dans un asile de vieillards à Marengo deviendra matériau narratif. Le réel se fait fiction.
Par ailleurs, Camus souhaite revoir la forme et il note dans ses carnets des principes d’écriture : « La véritable œuvre d’art est celle qui dit moins », « Pour écrire, être toujours un peu en deçà dans l’expression (plutôt qu’au-delà). Pas de bavardages en tout cas. »
Enfin, à l’automne 1938, sur un des carnets, on peut lire quelques lignes que l’on connaît bien « Aujourd’hui maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile. « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Ça ne veut rien dire. C’est peut-être hier… »
Mais Camus a besoin d’argent : son salaire de 1000 francs versé par l’Institut de physique du globe n’est pas suffisant. Atteint de tuberculose, il ne sera pas autorisé à passer l’agrégation de philosophie. Or, un certain Pascal Pia, frais débarqué de Paris et souhaitant lancer un nouveau journal, le recrute immédiatement. Camus a vingt cinq ans et vit séparé de son épouse. Il devient rédacteur en chef du journal Alger républicain.
En tant que journaliste, il assiste à de nombreuses audiences judiciaires, affaires de violences voire de meurtres et observe le jeu étrange de la justice.
Au printemps 1939, il sait que son narrateur va tuer un Arabe : les conflits entre Arabes et Européens sont nombreux dans cette Algérie colonisée et les journaux en sont le reflet.
Par ailleurs, l’écrivain lit les polars américains et notamment Le facteur sonne toujours deux fois de James M. Cain : ce n’est pas tant l’intrigue qui le séduit que le point de vue adopté. La narration se fait à la première personne du singulier. Les phrases sont courtes, sans aucune analyse ni subjectivité. Une espèce de style minimaliste qui va enchanter Camus.
En juillet 1939, alors qu’il est en vacances à Oran, on lui raconte que deux Arabes étant allés marcher sur une plage réservée aux Européens, une bagarre a éclaté, épisode qui rappelle le crime de Meursault sur la plage.
Il commence à écrire L’Étranger l’été 1939. 
Fin 1939, on peut lire dans son carnet : « Cette histoire commencée sur une plage brûlante et bleue, dans les corps bruns de deux êtres jeunes - bains, jeux d’eau et de soleil… »
On sent que les matériaux sont là autour de lui, qu’il ne reste plus qu’à les mettre en forme, à les emboîter. Cette œuvre est désormais en lui. Il dira plus tard, alors qu’on l’interroge sur la création de son œuvre : « Quand j’avais trouvé les trucs, je n’avais plus qu’à l’écrire. » Finalement, c’est à Paris en 1940 où il deviendra, grâce à Pia, secrétaire de rédaction à Paris-Soir qu’il rédigera l’essentiel de son texte, dans une chambre de l’hôtel du Poirier, rue Ravignan, à Montmartre.
Tout lui est étranger dans cette ville où il vient d’arriver et cette sensation lui permet peut-être de mieux exprimer sa pensée philosophique : « Que signifie ce réveil soudain - dans cette chambre obscure - avec les bruits d’une ville tout à coup étrangère ? Et tout m’est étranger, tout, sans un être à moi, sans un lieu où refermer cette plaie. Que fais-je ici, à quoi riment ces gestes, ces sourires ? Je ne suis pas d’ici - pas d’ailleurs non plus. Et le monde n’est plus qu’un paysage inconnu où mon coeur ne trouve plus d’appuis. »

Cette « biographie » du livre fourmille de détails dont je n’ai tiré que quelques exemples qui permettent de comprendre comment cette œuvre a pris forme lentement, remplaçant un autre roman, resté lui, à l’état de manuscrit.
La seconde partie de ce vrai travail de chercheur porte sur la publication de l’œuvre dans une France occupée : encore une aventure incroyable et des rebondissements qui font froid dans le dos…
J’ai vraiment eu l’impression d’assister aux premières loges à la naissance d’un des grands chefs - d’œuvre du XXe siècle.
En quête de L’Étranger est donc un essai riche, très documenté, écrit dans une langue simple et qui prend la peine d’expliquer très clairement certains points historiques, ce qui rafraîchit la mémoire et replace l’œuvre dans son contexte. Des cartes viennent même concrétiser le parcours du manuscrit en 1940-41.

Vraiment passionnant ! Un vrai roman !


                   

jeudi 9 février 2017

Défense légitime Défendre un homme que l'opinion considère comme un monstre Le récit bouleversant d'une avocate de Véronique Sousset


Éditions du Rouergue

Souvenez-vous du terrible livre d’Alexandre Seurat: La Maladroite (éditions du Rouergue août 2015) qui racontait comment, malgré les multiples signalements des institutrices, les démarches des services sociaux et de la gendarmerie, une petite fille, maltraitée par ses parents, avait fini par succomber sous les coups de ces derniers. Ce texte m’avait beaucoup touchée et j’en garde encore une profonde impression de malaise face à l’inefficacité des uns et des autres pour sauver une enfant en danger. Je ne condamne personne, ce serait trop facile, néanmoins, face à l’horreur absolue, on se dit toujours que le pire aurait pu être évité.
Lorsque j’ouvre Défense légitime dont le sous-titre est : « Défendre un homme que l’opinion considère comme un monstre. Le récit bouleversant d’une avocate », je ne sais rien du lien entre le livre de Seurat et celui que je m’apprête à lire. Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir que le « monstre » dont il s’agit n’est autre que le père de la petite.
Sur le coup, je l’avoue, je m’interroge sur la poursuite de ma lecture. Je ne pense qu’à l’enfant et à tout ce qu’elle a subi et suis tout à fait incapable d’entendre parler de l’autre, celui que je ne veux même pas nommer tellement il ne mérite plus de l’être. J’ai le livre entre les mains et les mots de l’avocate qui m’accompagnent. Sans eux, j’aurais abandonné, sans eux, j’aurais tout lâché, incapable, seule, d’y voir plus clair, refusant la moindre explication qui ouvrirait une voie vers l’autre que je me refuse à voir. Non, c’est au-delà de mes forces.
Et pourtant, aidée, guidée, tenue par les mots de Véronique Sousset, l’avocate du « monstre », j’avance vers quelque chose qui me semble être une forme de lumière encore bien floue. C’est difficile, j’ose à peine regarder où je mets les pieds mais j’y vais.
Qui est-elle, cette femme, l’avocate ? Oh, surprise ! Elle est comme moi, pas plus capable de supporter l’insupportable que moi. Non, elle n’est pas une superwoman. Elle s’interroge : « Comment défendre ce que l’opinion nomme un monstre ? », comment regarder celui qui se trouve en face de vous et qui a commis le pire ? « Monstre, un des rares mots de la langue française qui ne rime avec aucun autre. Du latin « monstrum » : phénomène singulier avant que de désigner un être qui fait horreur. Je n’en avais jamais côtoyé de si près. J’ai fait sa connaissance. Rien n’efface cette expérience. Abasourdie, on baisse le regard dans un premier temps, puis on lève la tête pour lui faire face. » Elle doit accepter d’être pour les autres « l’avocat d’un salaud » et logiquement, devenir aussi « le salaud d’avocat », accepter « d’entendre l’inaudible », accepter d’écouter, d’échanger avec lui, celui qui se tiendra de l’autre côté de la table. Corps séparés, éloignés, tenus à distance. Lire les dossiers, voir les photos, assister à la reconstitution des faits. « Des heures de questions préparées, de confrontations, pour savoir qui, quand, où, comment, rarement pourquoi. », « Éreintée de cette plongée dans les entrailles de l’humanité, secouée pour avoir ainsi frôlé les bords de votre gouffre, j’ai bien failli chuter. » Elle avance comme une funambule sur un fil, je la suis difficilement, mets mes pas dans les siens, je l’imite mais je tremble. Je regarde ses mains, elle aussi tremble : «  Je sens bien que si je me penche sur elle (la petite), je ne pourrai plus vous accompagner. Votre fille est une flamme qui brûle où mes certitudes peuvent aussi se consumer. »
Elle se doit de rester concentrée, maîtriser son corps, ses émotions. « Pourquoi est-ce vous qui reprenez le dossier ?, ne me demandez-vous pas. Je ne vous réponds pas : « Parce que personne n’en veut au barreau. » Ma consoeur a abdiqué pro domo, car comme à tant d’autres, vous faites horreur. » L’avocate est commise d’office, on s’interroge sur sa décision de défendre celui qui a « frappé, insulté, séquestré » et tué son enfant. Pourquoi accepter de le défendre ? Pour comprendre, refaire le parcours du début, de son début à lui, l’homme, de son enfance à son enfant. Chercher la parcelle d’humanité certainement enfouie en lui, la ramener à la surface pour qu’avec le temps, le monstre redevienne homme. « C’est quoi une juste peine ? La juste peine c’est une peine utile, qui répond à ce double objectif : punir et prévenir. Elle devient alors l’instrument possible d’une réadaptation à la société, c’est à ça que doit servir la prison. Car « faire sa peine » comme on l’entend, ce n’est pas laisser s’égrainer le temps, des années comme des bâtons alignés que l’on raye sur un mur de cellule. Faire sa peine, c’est s’en emparer. La prison sera le lieu où Monsieur va continuer le chemin qu’il a commencé vers nous. »
Madame, sachez que non seulement vous avez été lue mais aussi que vos mots viendront dorénavant éclairer ma pensée. Je ne suis pas certaine de marcher toujours bien droit et je crains même quelques rechutes, alors, croyez-moi, je ressortirai votre livre et relirai ces lignes qui m’ont empêchée de renoncer « à la foi que l’on doit garder en l’homme. »

Merci.

mardi 7 février 2017

Livre pour adultes de Benoît Duteurtre


 Éditions Gallimard

Livre pour adultes : ce titre bien mystérieux cache-t-il quelque propos licencieux ? Non, pas du tout ! Le sujet est tout autre et le voici : avant… disons approximativement… cinquante ans (je ne veux vexer personne !), on vit plutôt tourné vers l’avenir, on a du temps devant soi (ou on croit en avoir), des projets en nombre, des illusions, beaucoup d’illusions même, on se croirait presque immortel… Ah, vanitas vanitatum !
Et puis, un matin, au lever du lit, quelques douleurs physiques surgissent ici et là qui nous rappellent discrètement que notre corps vieillit. Parents et membres de la famille un peu âgés disparaissent peu à peu, nous laissant vraiment … j’allais dire « adulte ». Est-on d’ailleurs vraiment adulte tant que l’on a ses parents vivants ? Je ne sais pas, je me pose parfois la question.
Tandis que l’on prend de l’âge, le monde autour de nous change au point que l’on se sent parfois légèrement « à côté » et on a vite fait de se sentir « à côté »  dans ce monde du numérique, des nouvelles technologies, de la consommation à gogo, de l’invasion des marques, des loisirs-parcs-d’attractions, du tourisme de masse, de l’uniformisation des villes et j’en passe… On sent confusément, au fond de soi, que l’on ne partage pas tout à fait les « valeurs » - si tant est que l’on puisse parler de « valeurs »-  du monde qui est le nôtre.
Pour moi, l’expérience fut concrète et en trois points : j’ai commencé par ne plus comprendre les publicités, quel était l’objet vanté et en quoi consistait son usage. Ensuite, dans le cadre du travail, ce sont les sigles que j’ai eu du mal à décrypter jusqu’à ce que je me constitue une espèce de petit lexique auquel que je me reporte quand besoin est. D’ailleurs, je ne l’ouvre plus, considérant que, soit le propos est clair et je le comprends, soit il ne l’est pas et il n’avait qu’à l’être. Enfin, j’ai commencé à recevoir les invitations du Conseil Général de ma région pour aller faire tel et tel examen de santé.
Visiblement, j’étais (je suis) sur la mauvaise pente….
Pour en revenir au livre - mais je ne m’en suis guère écartée -, Benoît Duteurtre dit que c’est une bonne chose que de moins aimer son époque car on ne s’en détachera que plus facilement au moment de la mort. Pourquoi pas ? Il est bon, à défaut d’être croyant, d’être philosophe.
Vieillir, puisque c’est de cela qu’il s’agit, c’est prendre de la distance par rapport au monde, s’amuser de loin de la comédie humaine et par là même, acquérir une certaine sagesse, refuser le rythme effréné de l’existence, accepter que les autres ne soient pas tels qu’on les idéalisait, ne plus chercher à paraître ce que l’on n’est pas, être capable de contempler un paysage ou d’apprécier un bon mets.
Finalement, dommage que la vieillesse ou l’âge mûr ne dure pas plus longtemps car c’est sans doute le moment le plus agréable et le plus reposant de la vie.
Duteurtre a à peu près mon âge (même s’il est un peu plus âgé, je le précise quand même, on a son orgueil !) et donc, son propos m’a « parlé » comme on dit : la disparition ou la maladie des proches, la perte des illusions, l’incapacité à comprendre le fonctionnement souvent absurde et complètement dépourvu de bon sens du monde moderne. (J’aurais une sacrée liste d’exemples à fournir mais je vous en fais grâce !)
Enfant, Duteurtre n’a cessé d’aller pour les vacances dans les Vosges et il évoque de façon très sensible ce monde rural qui disparaît, ces paysans qu’il aimait et qui ne sont plus (extraordinaires propos d’un inspecteur de l’hygiène criant aux oreilles de Josette Antoine, une vieille agricultrice : « Je vous laisse continuer, mais n’oubliez pas que c’est une tolérance. Après, ce sera fini !», nostalgie de voir ces fermes s’effacer du paysage et être remplacées par des élevages intensifs aux NORMES (ah que notre époque aime les normes !) ou par des résidences secondaires très design : « Quand  nous avions dix ou douze ans, mon cousin Jean-René, inséparable compagnon des vacances vosgiennes, lisait « Le Dernier des Mohicans ». Ce titre me fascinait par son évocation de la fin d’un peuple, processus lent et complexe qui, pourtant, prend chair au moment où disparaît son ultime représentant. Toute notre vie est ainsi jalonnée par les extinctions d’êtres, d’objets, d’habitudes, comme autant de petits mondes qui s’éteignent pour toujours. »
 Livre pour adultes évoque le passage, le tournant de la vie, la prise de conscience soudaine qu’il reste moins que plus, quoi qu’on fasse : « J’ai repoussé continuellement l’arrivée du moment où tout bascule, j’ai construit des échafaudages, des armatures, des murailles pour y résister. Évidemment, je suis dans l’erreur, comme ma mère. Car j’ai compris, au fil du temps, que la souffrance et la mort l’emportent toujours in fine.  L’adulte sait qu’il court à sa perte et que le monde court à sa perte, lui aussi. Il peut s’enfermer dans le ressassement de la catastrophe à venir, ou tâcher de saisir une lueur d’espoir. Il sait néanmoins que tout cela finira mal. »
Une œuvre intimiste qui mêle des genres différents : souvenirs personnels, réflexions et petites fictions satiriques qui disent ce qu’est notre monde devenu. Un texte, comme vous l’avez senti, emprunt de nostalgie et de mélancolie face à la disparition de ceux qui nous sont chers, à l’effacement de ce que nous aimions et au vieillissement qui est le nôtre.
Reste que les adultes sont peut-être les seuls capables d’apprécier le simple plaisir d’être avec la personne aimée, de déguster un bon verre de vin en contemplant un ciel étoilé ou de lire tranquillement près d’un feu de cheminée.

Autant ne pas s’en priver…

dimanche 5 février 2017

Denise au Ventoux de Michel Jullien


 Éditions Verdier

Prise de contact avec Denise au Ventoux : effarement. Impression de lire un roman de Francis Ponge. Attention, j’aime Francis Ponge, dix lignes, vingt lignes d’une écriture serrée, recherchée, dense, au mot rare, à la tournure désuète voire biscornue. Les choses vues de près, à la loupe, comme on ne les regarde pas, pressé que l’on est.
Mais un roman entier, même s’il ne fait que cent trente huit pages, un roman entier écrit ainsi…
Je n’aime pas renoncer, je m’accroche, je comprends que mon rythme n’est pas le bon, qu’il me faut contrôler mon souffle. Je ralentis, je prends mon temps, je passe sur les mots qui me sont inconnus, en apprécie les sonorités, en subodore vaguement le sens, me dis qu’un jour, peut-être, j’ouvrirai un dictionnaire. Je poursuis ma quête, commence à apercevoir le paysage autour, encore quelques pas avant d’atteindre le sommet. J’y suis, c’est beau, vraiment beau !
J’ai adoré Denise au Ventoux, j’ai aimé ce livre qui ne se donne pas, qui ne s’avale pas comme ça, en passant. Je l’ai achevé émerveillée par tant de beauté car le final est grandiose, d’une poésie peu égalée qui m’a bouleversée.
Que je vous présente Denise qui s’est appelée Cooky puis Athéna mais le narrateur « lui trouvait un air à s’appeler Denise » : « un indéniable féminin dans ses façons, un certain populisme de gueule avec ses permanentes aux oreilles et ses mèches frisottées, l’humilité de son port, l’inné naturel se dégageant de son regard en chandelle, sa brave mine sociable… »
 Denise ? Un magnifique bouvier bernois femelle qui occupe royalement « le canapé, alanguie d’un bord à l’autre, couchée sur le dos, la colonne n’importe comment, grande scoliose indolente, le bas-ventre nu sous le grand toboggan du thorax, le gros du ventre aussi, le péritoine offert avec, plus bas, ses lignes de tétons et elle en avait tant, rosis, en chemin de pis, double fortins, des mamelles dans le crin, petits plots fripés, la vulve en cul-de-poule au partage des cuisses creusées d’un incarnat blanchâtre - là où manque son pelage naturel, une plaque qui ressemblait aux maladies, teinte crevette -, le cou cassé sur l’accoudoir, sa tête de chien déjetée sur le débord d’un coussin solitaire du convertible, une babine s’affaissant sous son propre poids, découvrant une cordillère de canines et de molaires, comme une géologie de pics et d’aiguilles blanches, un diorama - plus tellement blanches, teinte mastic à cinq ans -, tous les chiens ont en bouche une chaîne des Alpes. »  
Oui, Denise est fatiguée car Denise est parisienne et les marches en montagne ne font pas vraiment partie de son quotidien ! Que fait Denise avec Paul, le narrateur, au mont Ventoux ? Alors là, c’est une histoire, une sacrée histoire que je ne vais pas vous raconter ! Il faut dire que Denise a choisi Paul qui a accepté Denise. Mais Denise n’est pas à Paul, Denise est à Valentine et Valentine est allée courir le monde avec un bel homme du nom de Joop Van Gennep (oui, hollandais) - un être extraordinaire dont les activités commerciales m’ont fait pleurer de rire, oui, vraiment ! Parce que, sachez-le tout de suite, ce texte est drôle, très drôle, la comédie humaine burlesque à souhait. L’humour est piquant, mordant (sans mauvais jeu de mots, bien entendu !) L’œil attentif et amusé du narrateur observe le monde : tout se passe comme s’il se sentait vaguement étranger à toute cette mascarade.
Donc Denise est à la montagne. Elle s’éveille enfin, se réveille, celle qui dort beaucoup, à l’affût de la moindre odeur, du son le plus ténu et ce qu’elle découvre sur les pentes du Ventoux la transporte follement. Alors, elle court, celle qui ne se promène qu’en laisse, elle grimpe, suivie de Paul : « elle rentrait ivre des grandes terres, d’une bambée comme jamais elle n’en avait connue car, en plus des distances, des bonds et des galops, nulle part de tout le jour elle n’avait senti l’homme à part moi, cette essence usuelle à sa truffe, disparue, on eût dit qu’elle s’en grisait, du manque. »
J’aime les chiens, j’ai toujours eu des chiens, de toutes les tailles, de toutes les races, je les observe avec plaisir, je guette avec délice leurs réactions, analyse leur caractère. J’aime les textes qui parlent d’animaux, ceux de Colette, Virginia Woolf, Elisabeth von Arnim, Romain Gary, Roger Grenier, Akika Mizubayashi, Timothy Findley mais franchement, j’ai rarement lu de description aussi juste du comportement animal. Michel Jullien a un chien, des chiens sûrement, j’en mettrais ma main au feu. Voici par exemple le repas de Denise : « Les chiens ont une façon de manger à l’envers, ils engorgent le meilleur, dilapident sans goût, bâfrent d’abord sans succulence et se délectent ensuite des traces subsidiaires, les seules sapides dirait-on raffinées ; tout se passe comme s’ils voulaient se débarrasser du principal pour en venir aux exquis rogatons, aux souillures collées sur les bords de l’assiette, les seules précieuses à leurs papilles. Lorsqu’il n’y a vraiment plus rien dans la gamelle, alors le chien commence à manger. » C’est génial, d’une pertinence absolue !
Evidemment, je me suis attachée à Denise, une bonne bête, vraiment ! Evidemment, Paul aussi s’est attaché à Denise, mais Denise n’est pas à Paul vous ai-je déjà dit…

Je parlais de Ponge, du Parti pris des choses, il y a, je crois, de cela chez Michel Jullien, une certaine attention aux choses et aux êtres, à ce qui fait le monde, une sorte de contemplation, amusée souvent, étonnée parfois, fascinée toujours, de la forme que prend ce monde, cuissots de chien ressemblant aux contours de l’Afrique, bêtes à quatre pattes « debout comme des tables », truffe de l’animal dessinant sur la vitre embuée l’esquisse d’une estampe japonaise. Les choses se font paysages, œuvres d’art, natures mortes, le vivant se réifie, encore faut-il prendre le temps de voir, d’observer, d’arrêter son regard, de cesser sa course.
L’écriture ici nous y aide, qui sert de frein.
Ralentir pour regarder dans le ciel le passage d’un avion : « Il me semblait qu’une certaine éternité naissait ou s’éteignait dans quoi nous étions désormais retranchés », vivre une espèce d’éternité commune, un face-à-face fou d’amour dans un paysage fou de beauté, homme et chien. L’animal, expert en attente. L’homme s’y initiant, contraint certes, mais refusant désormais le temps inscrit à son poignet.
Tous deux unis à jamais, quoi qu’il arrive. Mais j’en dis trop, j’en dis trop.

Une ode à la beauté, à la vie, à l’amour, au don de soi et au temps qui passe. Un texte fort et inoubliable. 

                     
                         

vendredi 3 février 2017

Marx et la poupée de Maryam Madjidi


 Le Nouvel Attila

« Je ne suis pas un arbre, je n’ai pas de racines. »

Magnifique autobiographie dans laquelle Maryam Madjidi, née en Iran, raconte son enfance entre des parents militants qui organisent des réunions clandestines, une grand-mère refusant que sa première petite-fille serve à transporter des documents secrets dans ses couches et deux oncles en prison.
Elle se souvient. Des images, comme des bulles, éclatent ou s’envolent.

Elle se souvient qu’elle doit donner ses jouets avant de partir en France : posséder est une vilaine chose lui disent ses parents. La petite fille pleure : ses jouets, elle veut les garder !
Avant de quitter ce pays sans avenir, les parents aussi enterreront leur bien : des livres. Marx, Engels, Lénine, Makarenko dans un trou.

Elle se souvient.
Son oncle Saman, dix-neuf ans, est en prison, il y restera huit ans. C’est ce qui arrive aux gens qui s’opposent au pouvoir.

Elle se souvient.
Abbâs vient aux réunions, il est jeune, il croit qu’un changement est possible. Ils l’ont arrêté en pleine nuit. Il n’a même pas eu le temps d’enfiler ses chaussures. Il ne reste de lui qu’une sandale. Une pauvre sandale en plastique.

Elle se souvient encore.
Les « Fatmeh Commando », police des bonnes mœurs, enlèvent les femmes mal voilées ou insuffisamment habillées à leur goût, comme ça, dans la rue. Elles les embarquent brutalement. Après leur passage, la rue est vide.

Alors, il faut partir.

Partir, c’est se retrouver en pays inconnu, entendre des mots inconnus, sentir des odeurs inconnues. Être étranger, être d’ailleurs. Et petit à petit, alors qu’on s’habitue au nouveau pays, on devient de nulle part. On n’appartient plus au pays d’origine dont on oublie doucement la langue et l’on n’est toujours pas du pays où l’on vit. D’où venez-vous ? D’Iran. Ah, comme ça doit être beau, là bas, j’aimerais moi aussi avoir une double culture, quelle richesse ! Maryam reste muette : être d’ici et d’ailleurs, c’est être de nulle part, coupée en deux, arrachée et non vraiment replantée, étrangère partout. Perdre son identité.

Paris : 15m². La mère attend. La petite fille voit la mère qui attend.
« J’aurais aimé ramasser les lambeaux de tes rêves, les sauver, les enfiler comme des perles dans ma guirlande de mots à moi, et l’accrocher au sommet d’un arbre pour que ça bouge et vive encore.
Te réveiller. Te ressusciter. Noircir tes traits, mettre du rouge sur tes joues, sur tes lèvres, t’injecter de la vie pour que tu chantes, tu ries, tu cries mais rien à faire, tu te diluais silencieusement dans une eau imaginaire. »

Et puis, l’école, les autres : la petite fille ne joue pas. Elle n’a pas les mots pour cela. Elle est seule.
L’autre, la langue maternelle, est là, tapie au fond de la petite fille. Elle attend. Elle sait que la petite fille ne l’a pas oubliée. Elle viendra la rechercher mais pas tout de suite, plus tard.

Bien sûr, être d’ailleurs a des avantages : avec humour, Maryam raconte comment elle s’amuse et joue auprès des hommes de son charme oriental : « Je lui fais mes regards langoureux, je deviens aussi sensuelle que possible, je suis une toile de Delacroix. Je passe la main dans mes cheveux. Je renverse ma tête, dévoilant la chair souple et fraîche de mon cou. Si je pouvais je demanderais au serveur quelques coussins, voilages et riches tentures. »
Si ça ne marche pas, on passe au plan B : Maryam récite des vers d’Omar Khayyâm en persan : « En veux-tu, en voilà ! »
Elle joue à « l’exilée romanesque » et ça marche souvent !

Mais dans ce livre, Maryam ne joue plus : elle se met à nu et raconte son histoire, l’histoire d’une femme libre et libérée : « Je vous le donne, ce masque, prenez-le, je le dépose dans vos mains. »

Un très beau texte, sensible et original, mêlant prose des souvenirs, contes et poésies, multiples formes d’expression pour dire l’arrachement, la violence du départ, la coupure de l’exil, la difficulté de renaître ailleurs, dans un pays qui n’est pas le sien mais qui finira par être un lieu à soi, un lieu où être soi, enfin !

Superbe !

mercredi 1 février 2017

Dans la forêt de Jean Hegland


Éditions Gallmeister
traduit de l'américain par Josette Chicheportiche


Peut-être est-ce vrai que les contemporains d’une époque charnière de l’Histoire sont les personnes les moins susceptibles de la comprendre.

Parfois, je me demande pourquoi une œuvre a une résonance si puissante en moi au point que j’ai le sentiment très confus qu’elle répond à une attente, presque à un besoin, qu’elle m’apporte quelque chose d’essentiel. C’est une expérience singulière et rare, mystérieuse et puissante, presque magique. J’avais déjà vécu cela en lisant Une année à la campagne de Sue Hubbell et la découverte de Dans la forêt de Jean Hegland vient de me précipiter dans le même état. J’en émerge à peine, comme encore sous le choc.
Dire que j’ai aimé est évidemment bien en deçà de ce que j’ai ressenti. Je sais que je vais vivre avec ce livre, le relire, inviter mes proches à s’y plonger (corps et âme, parce qu’il parle au corps et à l’âme), tenter de vous en parler tout en sachant que mes mots seront à peine capables de traduire la force de mes émotions.
Il me faudrait un jour comprendre pourquoi les livres dont je viens de vous parler (soudain, un autre de mes grands amours me revient à l’esprit : Le Verger de pierres de Timothy Findley) me transportent autant. Bien sûr, les thèmes communs sont évidents : le retour à la nature   (moi qui vis entourée de forêts et qui n’y mets jamais les pieds), retour aussi à une vie plus simple loin d’une société de consommation qui m’écoeure de plus en plus (et dans laquelle je m’enfonce - me vautre ? -  plus ou moins contre mon gré - belle excuse -), retour aussi à des divertissements essentiels comme… la lecture (moi, je lis mais mes élèves ne lisent plus, c’est un triste constat) et la contemplation de la beauté de la nature (en VRAI et pas à travers un écran). Voilà. Peut-être est-ce quelque chose qui relève d’une espèce de nostalgie d’un monde duquel on s’éloigne à la vitesse grand V pour un inconnu qui me soucie plus que je ne veux bien l’avouer finalement…
Bref, parlons du livre !
D’abord, tout vert (la couverture !), il est beau. Le titre : (clin d’œil probable au Walden ou La vie dans les bois de Thoreau) il porte en lui comme une promesse, il cache un secret, il commence une histoire que j’ai lue avec la même ferveur et la même passion que lorsqu’enfant, je me plongeais dans un roman d’aventures.
Parce que Dans la forêt est un roman d’aventures, une robinsonnade, un roman d’apprentissage qui nous rend notre âme d’enfant et nous tient dans un suspense terrible :
-          On est peut-être les deux dernières personnes sur terre, a dit Eva d’une voix qui ne traduisait ni peur ni tristesse.
J’ai hoché la tête un peu rêveusement, et j’ai répondu sur le même ton :
-          Oui, peut-être.
Que s’est-il passé ? On ne le saura pas vraiment. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a plus rien, enfin, de ce qui semblait indispensable avant : plus d’électricité (adieu lumière, Internet, téléphone, télévision…), plus d’essence (adieu voiture, avion !), plus de denrées dans les magasins qui ont été pillés, plus de médicaments, plus d’école. Une société complètement désorganisée, rendue à la violence des individus et à celle des épidémies.
 Dans la famille d’Eva et de Nellie, jeunes filles de 17, 18 ans environ, personne ne s’est vraiment rendu compte tout de suite de l’étendue de la catastrophe : il faut dire qu’ils n’ont pas de voisins à moins de six kilomètres et la première ville se trouve à 50 kilomètres.
Un choix de vie, celui du père, préférant garder ses gamines à la maison plutôt que de les envoyer à l’école, les laissant découvrir par elles-mêmes les choses de la vie dans l’immense forêt qui s’ouvre au pas de leur porte.
-          Tout le monde dans ce pays de branleurs est capitaliste, que les gens le veuillent ou non. Tout le monde dans ce pays fait partie des consommateurs les plus voraces qui soient, avec un taux d’utilisation des ressources vingt fois supérieur à celui de n’importe qui d’autre sur cette pauvre terre. Et Noël est notre occasion en or d’augmenter la cadence.
Le portrait du père est fait !
Les filles (et la mère peut-être) auraient préféré vivre en ville, attirées par les cafés, les cinémas, les boites de nuit, les magasins, tout ce qui brille et qui attire. Eva veut être danseuse et Nell s’apprête à passer des tests pour entrer dans la fameuse université de Harvard.
Il en sera autrement car il n’y a plus rien et elles vont devoir se débrouiller toutes seules, tout inventer et réinventer, se battre pour survivre, isolées du monde entier, à la lisière d’une forêt hostile et sombre dans laquelle elles osent à peine s’aventurer. Nous tenons donc entre nos mains le journal de Nell qui nous livrera au quotidien ses doutes, ses angoisses et ses merveilleuses découvertes.
L’évocation de la nature est d’une beauté et d’une sensualité absolues : on sent, on voit, on respire ce qui est dit tant les descriptions sont précises, réalistes, quasi organiques.
Bravo d’ailleurs à l’excellent travail de la traductrice Josette Chicheportiche !
Je ne dirai rien d’autre pour ne pas gâcher votre plaisir de lecture.
Deux choses quand même : la première : pourquoi a-t-il fallu attendre vingt ans pour que ce grand roman soit traduit en français ? Mystère, mystère, mystère…
La seconde : bien sûr, le message est là, derrière chacun des mots de ce texte, engagé s’il en est. Peut-être est-il encore temps de l’entendre… peut-être est-il déjà trop tard, je ne sais pas.


Immense, immense coup de cœur !