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mercredi 18 octobre 2017

Une fille, au bois dormant d'Anne-Sophie Monglon


Éditions Mercure de France
★★★★☆(J'ai beaucoup aimé)

Lorsque Bérénice retourne travailler dans sa boîte de com' après son congé mater, on la prévient : elle n'a plus à s'occuper des prezzes, les Présentations en interne des Cahiers documentaires qu'elle rédigeait. C'est une autre fille, celle qui l'a remplacée en son absence, qui s'en charge désormais. Bérénice ose à peine s'avouer qu'elle se sent soulagée: les comptes rendus à l'oral, ça n'est pas pour elle.
Clara, sa copine, adjointe de la DRH, ne voit pas du tout les choses de la même façon et tente de la faire réagir : « ton job a été amputé », « ton problème, c'est que tu es trop peu VISIBLE », « il y a celles qui prennent la lumière et celles qui sont périphérisées », « placardisées » et « tu risques de bientôt en faire partie » lui assène brutalement Clara pour lui ouvrir les yeux . Il faut selon elle « comprendre le concept de soi comme marque » (je vous jure, ça existe, ça s'appelle le personal branding - 1. quand je vous dis qu'on touche le fond... - 2. plus je vieillis, plus je me dis que le monde de l'entreprise n'était VRAIMENT pas fait pour moi !), donc, il faut : parler de soi, se répandre partout sur la toile, les réseaux sociaux, se vendre, se montrer, « occuper l'espace », raconter son accouchement sur Facebook, son amour pour l'opéra baroque et les éclairs au chocolat, attendre fébrilement les like, les espérer nombreux et enfin seulement, EXISTER, être VIVANT ! Une société où le paraître a supplanté l'être et où l'image est le maître mot...
Mais le problème, c'est que Bérénice est d'une autre époque, d'un temps où « la pudeur pouvait être une qualité ». Tiens, c'est vrai, le mot « pudeur » semble maintenant complètement désuet, je ne sais même pas si mes élèves en connaissent le sens et savent qu'à une époque, on évitait de parler de soi – il faudra que je vérifie dès demain… Je sens que lorsque je vais leur expliquer le sens de ce mot, ils vont ouvrir de grands yeux et me rire au nez !
« On pourrait raconter ta vie d'adulte, amoureuse comme professionnelle, par tes retraits, effacements, défections, seconds rôles, planques derrière les arbres, choix par défaut qu'ensuite tu ne cherches plus à remettre en cause ... N'en as-tu pas assez ? » lui demande cette petite voix qui tente de la réveiller...
Pour exister maintenant, et notamment dans le monde de l'entreprise, il faut se placer au devant de la scène, être visible, sous les feux des projecteurs. Alors, quand Bérénice se voit proposer un stage pour « faire entendre sa voix », elle s'inscrit et écoute, de loin au début, Guillaume, le formateur.
L'histoire de Bérénice est celle d'une femme effacée, d'une « invisible » : « c'est BBD, la Belle au bois dormant... Bérénice Barbaret Duchamp, trente-trois ans, cadre moyenne, mariée, un nourrisson, flottant depuis près de vingt ans dans un sommeil singulier. », une femme que l'éducation, la société, la vie ont gommée lentement : « Tu es issue d'une procession de femmes pour qui s'effacer est devenu une activité, surjouant leur faiblesse, je ne sais rien faire, je ne comprends rien, je suis si vite perdue... ». C'est vrai, on a vite fait inconsciemment d'endosser le costume que la société nous tend, de penser que rien ne peut être autrement puisque c'est comme ça depuis la nuit des temps, on a vite fait de se taire, de renoncer, de faire comme si ce n'était pas pour nous parce que nous, on ne peut pas (on est moins fortes physiquement), on ne sait pas (on est moins fortes intellectuellement), on n'a pas l'habitude (on ne l'a jamais fait). Et puis, pas la peine de discuter, les choses importantes se règlent entre hommes. Alors, pour se faire entendre, il faut faire du bruit, taper du pied, griffer, mordre : pour certaines, c'est envisageable, pour les autres, juste pas possible comme on dit maintenant, alors, c'est l'engloutissement, ciao, pas vue, pas retenue, oubliettes… Pas facile d'exister dans ce monde de brutes !
J'ai beaucoup aimé ce roman, l'histoire d'un éveil, celui d'une femme qui n'aime pas la lumière mais qui va petit à petit venir au monde, y prendre sa place et vivre, c'est l'histoire d'une renaissance et d'un retour à la vie.
L'auteur a choisi d'écrire à la deuxième personne, et ce « tu » m'a fait penser au « tu » de Sarraute dans Enfance : c'est un pronom (la petite voix bien enfouie de sa conscience?) qui réveille, qui appelle doucement « tu m'entends ? », qui ramène progressivement à la vie et j'ai trouvé ce choix d'écriture particulièrement judicieux. En même temps, il était impossible à la narratrice de dire « je » puisque d'une certaine façon, au début, elle n'existe pas...

Un très beau texte tout en nuances qui exprime une double violence : celle d'une société où la femme occupe bien souvent la place que les hommes lui assignent et où il faut à tout prix se vendre pour exister. Pour celles qui n'aiment ni l'ombre ni les projecteurs, pas facile de trouver sa place !

                          

1 commentaire:

  1. Coup de coeur pour moi ! Et une chouette rencontre avec l'auteure via les 68 premières fois :-)

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